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était venue de France s’y marier sur la foi d’engagemens pris par des amis communs, ces années difficiles et déjà longues ne semblaient présager pour celles qui allaient suivre qu’une nouvelle succession d’inquiétudes et de privations. Il fallait que le pauvre ménage se résignât à continuer sur place l’épreuve si vainement tentée jusqu’alors, ou bien, s’il existait ailleurs quelque chance de meilleure fortune, il était temps d’abandonner pour elle une situation de plus en plus incertaine. Le manque absolu de ressources nécessaires pour un long voyage, la crainte de se retrouver au bout de quatorze ans aussi inconnu, aussi peu recommandé par le succès qu’on l’était à l’époque du départ, tout interdisait la pensée d’un retour en France ; mais, sans s’aventurer si loin, sans même quitter l’Italie, on pouvait essayer d’une vie moins isolée que l’existence menée à Rome et d’un séjour moins dispendieux que celui de Paris. Ingres et sa femme vinrent donc en 1820 s’établir à Florence, où, jusqu’au jour éloigné de quatre ans encore qui devait récompenser tant d’efforts par un premier succès, ils ne devaient rencontrer qu’une indifférence plus pénible et des difficultés plus graves que jamais.

Le nouveau milieu choisi n’était en effet rien moins que favorable à un artiste dédaigneux des mœurs et de l’esprit académiques, des conventions et des abus que, sous prétexte de purismo, les imitateurs ultramontains de David travaillaient alors à faire prédominer. En se fixant à Florence, Ingres trouvait sans doute dans les monumens du passé la confirmation de ses propres doctrines et de puissans encouragemens pour sa manière de les mettre en pratique ; mais en regard de ces grands exemples il trouvait aussi les succès de M. Benvenuti et des siens. Le moyen d’espérer quelque crédit sur des gens plus qu’à demi convertis déjà par de pareils réformateurs, et comment ceux-ci de leur côté laisseraient-ils impunément se produire un talent tendant par le fait à déconsidérer leur fausse habileté ? Aussi les résistances intéressées ne manquèrent-elles pas plus que les erreurs naïves de l’opinion.

Seul parmi les artistes florentins, un homme, mieux inspiré d’ailleurs pour son propre compte et à tous égards plus digne de son origine qu’aucun d’eux, le sculpteur Bartolini, rendait ouvertement justice au mérite du peintre français. Il avait été autrefois le condisciple d’Ingres dans l’atelier de David, et l’estime que dès le début il professait pour lui s’était accrue depuis lors en proportion des preuves de talent successivement fournies. En voyant arriver à Florence son ancien camarade, Bartolini s’était promis de tirer parti de sa présence pour déterminer dans la peinture une réforme analogue à celle qu’il poursuivait lui-même dans le domaine de la