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à s’accommoder de toutes les occasions et à s’acquitter de toutes les tâches.

Jean-Joseph Ingres, qui avait pris sans regret ce parti pour son propre compte, s’était donc promis d’abord de diriger son fils à peu près dans les mêmes voies, et le violon, le crayon, dont il armait tour à tour les mains de l’enfant, lui semblaient devoir procurer à celui-ci des moyens d’existence suffisans bien plutôt que des titres à la renommée. Il ne tarda point à reconnaître toutefois que ses visées pouvaient aller plus haut, et qu’au lieu de se préparer simplement un successeur dans la situation un peu équivoque qu’il s’était faite, il avait le droit de pressentir, le devoir même d’encourager l’essor d’un véritable artiste. Seulement cet artiste serait-il un peintre de profession ou un musicien ? Peu s’en fallut que, par une étrange méprise, le premier ne fût, au moins pour un temps, sacrifié au second. Certain succès obtenu par le jeune violoniste montalbanais au théâtre de Toulouse, où il se fit applaudir un soir en exécutant un concerto de Viotti, peut-être aussi les préférences secrètes du père de famille pour un art dont l’étude même n’excluait pas dès à présent quelque rémunération, d’autres considérations encore faillirent prévaloir ; mais on avait compté sans la volonté personnelle et les résistances, du principal intéressé.

Si passionné qu’il fût et qu’il dût être toute sa vie pour la musique, le fils de Jean-Joseph Ingres se sentait entraîné ailleurs par une passion plus impérieuse encore, par une vocation plus irrésistible. Lui qui venait, à la vue d’une copie d’après Raphaël, de deviner pour ainsi dire la peinture et d’en discerner nettement les conditions, se résignerait-il à abandonner sa conquête, à laisser en jachère le champ qu’il lui aurait appartenu à son tour de féconder ? Puisque ses seuls instincts avaient suffi pour le défendre contre les enseignemens de son premier maître, Joseph Roques, et contre les modèles que cet ancien élève du chevalier Rivalz le condamnait chaque jour à copier, que serait-ce maintenant en face des grands exemples et sous une discipline conforme à ses propres inclinations ? Aller à Paris, y recevoir les leçons de David, de David dont le nom, personnifiant pour tout le monde la renaissance de l’art national, retentissait alors d’un bout à l’autre de la France comme un mot d’ordre et comme un éclatant appel au progrès, — voilà le vœu pour la réalisation duquel le jeune Ingres eut à calmer autour de lui bien des inquiétudes, à vaincre plus d’une difficulté matérielle, à réunir avec bien de la peine quelques chétives et indispensables ressources. Encore dut-il, avant de surmonter tous ces obstacles, soutenir pendant quelque temps une lutte d’autant plus périlleuse qu’elle s’était engagée sous les apparences d’un