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miniature le portrait d’un concitoyen, Jean-Joseph ne refusait aucune besogne. Si l’on en juge par quelques dessins que son fils avait pieusement conservés, par quelques lambris ornés d’attributs en relief qui subsistent encore à l’hôtel de ville de Montauban et dans plusieurs châteaux des environs, il ne laissait pas, au moins avec le crayon ou le ciseau, de mener ses tâches à bonne fin[1].

Aujourd’hui l’on a quelque peine à comprendre l’abnégation, le rôle même de ces hommes moitié artistes, moitié artisans, qui, comme le père de M. Ingres, se résignaient autrefois à ensevelir leur vie et peut-être un commencement de talent dans les limbes d’une ville de province. Depuis que Paris est devenu le point de mire de toutes les ambitions et comme le séjour nécessaire de quiconque manie bien ou mal l’ébauchoir ou le pinceau, maintenant que tout artiste ou soi-disant tel croit réclamer le paiement d’une dette en demandant du travail à l’état et une place dans nos expositions publiques, on est tenté de prendre en pitié les pauvres hères qui se contentaient, au XVIIIe siècle, d’exercer leur industrie là où ils étaient nés, sans rêver rien de plus qu’une clientèle de bourgeois ou la faveur des autorités municipales. À cette époque pourtant, les gens vivant et raisonnant ainsi n’étaient pas rares, et les choses n’en allaient pas plus mal pour l’honneur de l’école française. Les fausses vocations, n’étant pas d’abord encouragées, se trouvaient par cela même à l’abri de déceptions cruelles, et les vocations véritables préservées d’une concurrence fâcheuse. Pour se décider à aller vivre à Paris, au risque d’y rencontrer la misère pendant les années d’apprentissage et plus tard les rigueurs de juges prévenus ou difficiles, il fallait un impérieux besoin d’étude, un bien sérieux amour de l’art. Était-on moins fortement trempé, se sentait-on moins de courage, on n’avait garde de dédaigner les modestes travaux qu’on était à peu près certain d’obtenir sur place. Tel qui de nos jours n’aurait fait que grossir ici le nombre des artistes médiocres ou infimes s’assurait, il y a cent ans, non-seulement des ressources, mais une sorte d’importance personnelle en sachant n’être dans son pays qu’un entrepreneur pittoresque prêt

  1. Dans l’acte constatant l’ondoiement, à la maison, du fils que sa femme, Anne Moulet, lui avait donné la veille et qui devait être le grand peintre dont nous esquissons la vie, M. Jean-Joseph Ingres s’intitule modestement « sculpteur en plâtre, » c’est-à-dire, à ce qu’il semble, ornemaniste ; mais dans l’acte de baptême, postérieur de quelques jours à cette première déclaration et inscrit sur un registre de l’église cathédrale de Montauban, il prend plus brièvement la qualité de « sculpteur, » — peut-être tout uniment pour simplifier les choses, peut-être aussi pour relever d’autant sa condition et son nom à côté des noms et des titres du parrain, « messire Auguste-Marie du Roure, bachelier, » et de la marraine, « damoiselle Jeanne-Marie de Puyllignieu, » fille du « premier président de la souveraine cour des aydes et finances de Montauban. »