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porté et reçu en face, qui n’atteignit l’artiste au milieu de ses travaux que pour abattre un instant après le reste de l’homme, comme s’il fallait qu’une aussi robuste intelligence se maintînt toute vive jusqu’au bout, et que, même au seuil du tombeau, elle ne nous léguât ni le soupçon d’un démenti, ni le souvenir d’une défaillance !

M. Ingres, malgré ses quatre-vingt-six ans, est donc entré de plain-pied en quelque sorte de la vie active et féconde dans l’éternel repos. Rien de plus naturel que l’espèce de stupeur produite par la nouvelle de cette disparition soudaine, surtout rien de mieux justifié que le sentiment si général du vide immense qu’elle laisse, que cette inquiétude universelle en face de ce qui appartient désormais au passé et de ce que le présent nous promet ou nous donne. Et cependant quelques regrets qu’une telle perte commande, quelque deuil qu’elle impose à notre école et à la nation, le découragement que semblerait autoriser la mort de M. Ingres serait de l’ingratitude envers sa vie : ce serait au moins une méprise quant aux enseignemens qu’elle comporte et aux exemples qu’elle fournit. Cette vie si éloquente par elle-même et par les nobles travaux qui l’ont remplie exhorte les cœurs à l’amour passionné du beau, à l’espoir opiniâtre, à la foi dans les vérités éternelles de l’art, bien plutôt qu’elle ne leur conseille je ne sais quelle admiration chagrine dont elle serait à la fois le principe et la fin. C’est Dieu qu’on adore en vénérant les saints : c’est un devoir aussi d’honorer la grandeur permanente de l’art dans les efforts momentanés des grands artistes et de rechercher, de pressentir, au-delà des témoignages de leur génie, le foyer des clartés qu’ils reflètent et qui peuvent nous guider à notre tour.


I

La carrière tout entière de M. Ingres, depuis le point de départ jusqu’au terme, a eu l’inflexible continuité d’une ligne droite. Nul temps d’arrêt dans cette longue course à la poursuite d’un but entrevu dès l’enfance, nulle velléité de détour pour l’atteindre par un chemin plus attrayant ou plus facile. Lorsque, à l’âge de douze ans, M. Ingres, apercevant par hasard quelque copie d’après Raphaël ou quelque fragment de sculpture antique, y courait, — nous répétons ses paroles mêmes, — « comme le chat court à sa proie ; » lorsque, vers la même époque, il pleurait d’admiration en exécutant la musique de Gluck dans l’orchestre de l’humble théâtre où il se rendait chaque soir pour gagner le pain du lendemain, que faisait-il, sinon entrer en possession de son propre génie aussi bien que des traditions ou des beautés au culte desquelles il dévouerait