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aptitude et ce penchant de tant de femmes du monde dont la suprême ambition est de se mêler de diplomatie et de jouer avec les secrets d’état.

A Paris comme à Londres du reste Mme de Boigne étendait ses relations, et si elle ne cessait de tenir par ses goûts, par ses habitudes, à la société royaliste du temps, il y eut un moment dans cette ère brillante et passagère de la restauration où elle tournait un peu vers le camp libéral, où elle tendait à devenir quelque chose comme une grande dame whig. Elle y était sans doute poussée par la sagacité d’un esprit sensé et fin; elle y était portée aussi par les rapports assez intimes qu’elle entretenait avec le Palais-Royal, avec la duchesse d’Orléans, qu’elle avait connue à Naples; mais il paraît bien qu’il y avait encore une autre raison. C’est Mme Lenormant qui dit qu’un certain cordon bleu refusé à son père n’avait pas peu servi à indisposer Mme de Boigne et à la refroidir pour la branche aînée des Bourbons. C’est encore Mme Lenormant qui assure que peu après, au lendemain de 1830, l’influence de la comtesse de Boigne sur M. Pozzo di Borgo fut assez efficace pour calmer les irritations de l’empereur Nicolas contre le nouveau régime fondé en France par la révolution de juillet. Un cordon bleu refusé à un père, c’est assurément pour une fille un motif grave d’opposition! Il faut bien d’ailleurs en croire une femme expliquant les mobiles d’une femme, et le fait est que ni le roi Louis XVIII, ni le roi Charles X, ni la duchesse d’Angoulême ne l’ont porté, comme on dit, en paradis. Quant à l’intervention de Mme de Boigne pour calmer l’empereur Nicolas, je serais assez porté à croire que le tout-puissant autocrate dut s’arrêter à cette époque devant d’autres considérations. Toujours est-il que, prenant son parti, au risque de se trouver en guerre avec la société royaliste, à laquelle elle avait appartenu, et de voir se briser bien des liens, Mme de Boigne après 1830 s’emparait bravement de ce rôle d’une Égérie dans le régime nouveau. Son salon devenait le lieu de rendez-vous des hommes considérables du gouvernement de juillet; ses conseils étaient recherchés et écoutés, son influence se faisait sentir dans la politique et jusqu’à l’Académie. C’est alors enfin qu’entre Mme de Boigne et M. Pasquier se formait cette liaison qui a duré trente ans, qui n’a fini qu’avec ces deux personnages, morts à peu d’intervalle, l’un à quatre-vingt-dix-sept ans, l’autre à quatre-vingt-six ans, et même dans les derniers temps, lorsqu’elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, lorsqu’elle était obligée de se faire transporter, emmaillottée, encapuchonnée, jusqu’à table, au milieu de ses convives, Mme de Boigne gardait encore, à ce qu’il paraît, le charme d’une vieillesse aimable. Encore une fois, ce n’est qu’un cadre tout au plus que j’indique. Ceux qui ont connu cette femme d’élite pourraient y ajouter mille nuances. Ce qui apparaîtrait sans doute, ce serait une personne d’imagination piquante et de raison ingénieuse, faisant revivre dans notre temps l’esprit et les façons du XVIIIe siècle, habile à manier les vanités et les ambitions, une personne dont un homme éminent, que Mme Lenormant ne nomme pas, a pu dire : « Elle était sé-