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C’était un singulier mariage contracté par dévouement avec un homme colossalement riche, généreux, intelligent, mais déjà vieux, usé par une vie d’aventures, et revenant des Indes avec « les habitudes et les mœurs d’un soldat et d’un nabab. » Le résultat fut bientôt une séparation définitive tempérée par des déférences extérieures et des égards mutuels observés jusqu’au bout. Et ici l’on pourrait observer une coïncidence singulière. Voici des femmes qui exercent un ascendant réel sur la société de leur temps, qui arrivent à être des arbitres, des reines de salon : elles semblent toutes avoir une destinée domestique exceptionnelle. Mme de Boigne se marie à un nabab dont elle se sépare bientôt. Mme Récamier est mariée avec un financier pour qui elle reste toujours une jeune fille. Mme Swetchine, je le veux bien, a toute sorte d’attentions et de sollicitudes pour son mari, mais en fin de compte elle est bien plus occupée de son monde et de son oratoire. De toutes ces femmes, aucune n’a d’enfans, et pour une raison ou pour l’autre le mari est assurément le personnage dont on parle le moins. Est-ce donc que l’absence de la vie de famille est une préparation à cette royauté mondaine, ou la royauté mondaine n’est-elle qu’une compensation de l’absence de la vie de famille? Est-ce à défaut des objets directs et naturels d’affection que l’esprit se tourne vers les séductions et les artifices d’une existence exceptionnelle où il faut une tension permanente de bonne grâce et d’ingénieuse habileté? Ce n’est pas qu’après tout il n’y ait toujours une idole. Au fond, il y a Chateaubriand chez Mme Récamier, — M. Pasquier, à la fin, chez Mme de Boigne, — M. de Falloux chez Mme Swetchine; mais dans ce culte même il y a je ne sais quoi qui sent l’arrangement et le raffinement plus que ne le pensent ceux qui se trouvent être les héros de ces romans mondains.

Rentrée en France avec sa famille sous l’empire, mariée aussi peu que possible, brillante de jeunesse, jouissant d’une grande fortune, liée aux Bourbons par les souvenirs et par un lien plus intime formé à Naples pendant l’émigration avec la princesse qui devait être la reine Marie-Amélie, Mme de Boigne devenait sans effort une des reines de cette société à demi recomposée que le régime impérial cherchait à gagner sans y réussir toujours. Elle vivait dans ce monde des Montmorency, de Mme de Staël, de Mme Récamier; elle avait un de ces salons qui comptaient déjà et où s’entretenait l’esprit d’opposition assez discrètement voilé de prudence. La restauration, en comblant ses vœux et ses instincts, ne faisait qu’agrandir sa situation personnelle en la plaçant dans ce cadre renouvelé d’une société à demi libérale, à demi aristocratique, où les influences de l’esprit, de la grâce et de la naissance retrouvaient tout leur prix. Mme de Boigne suivait à cette époque son père, le marquis d’Osmond, envoyé comme ambassadeur à Londres, et là, selon un mot de M. Sainte-Beuve, « elle présidait avec goût au cercle diplomatique et politique qui se formait naturellement chez l’ambassadeur de France. » Elle avait pour les affaires cette