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REVUE LITTÉRAIRE.

UN ROMAN D’UNE FEMME DU MONDE,
Une Passion dans le grand monde, par Mme la comtesse de Soigne 2 vol. in-18.

Le monde et le roman sont les domaines privilégiés des femmes : là, elles règnent, elles sont toutes puissantes du droit de leur génie si merveilleusement approprié à ce gouvernement des mœurs, des vanités et des cœurs sensibles. Que faut-il pour régner dans le monde, pour avoir vraiment un rôle dans une société où les traditions ont encore leur prix? Je ne parle pas du nom, du rang, de la fortune ou de ces circonstances exceptionnelles qui font souvent une réputation mondaine. Il faut surtout de la grâce, de l’esprit, de la séduction, du tact, de la fidélité dans quelques amitiés choisies et une indulgence savamment dirigée dans les relations ordinaires, le don de captiver les hommes et de les retenir en les intéressant à la prospérité de ce petit empire qui s’appelle un salon, l’art de rapprocher et de grouper dans un milieu où les opinions, les caractères les plus divers se retrouvent sans se heurter, — tout ce qui est enfin l’essence la plus pure et la plus subtile du génie féminin. Que faut-il pour faire un roman? De la finesse d’analyse, la connaissance familière des passions du cœur et de toutes les nuances sociales, le don du sentiment et de l’émotion, la grâce pénétrante de l’observation. Et voilà pourquoi les femmes qui ont toutes ces qualités se trouvent à l’aise dans le roman comme dans le monde. Elles ont plus d’une fois tenu le sceptre dans le domaine des fictions romanesques; c’est une femme qui le porte encore aujourd’hui, et même, à part le génie, qui est toujours rare, qui est toujours une exception, il y a en France comme ailleurs toute une littérature de romans, œuvre de l’esprit féminin. Où donc est, au XVIIe siècle, le récit comparable à la Princesse de Clèves ? Et au dernier siècle n’est-ce point aussi le plus pathétique roman que ces lettres si éperdues et pourtant si vraies de Mlle de Lespinasse racontant jour par jour les orages de son âme brûlante? Au seuil de notre temps, Corinne apparaît dans son auréole. Sous l’empire et sous la restauration, ce sont tous ces gracieux récits de Mme de Souza et de Mme de Duras, Adèle de Senanges, Eugène de Rolhelin, Edouard. En Angleterre, les romans contemporains les plus intéressans sont dus peut-être à l’esprit féminin. En Espagne, il n’y a eu guère de nos jours qu’un romancier, et c’est une femme. Et de fait les romans de femmes, quand ils sont bien inspirés, quand ils sont bien faits, ont un charme particulier; mais cela ne veut pas dire du tout qu’il n’y ait qu’à être une femme, même une femme du monde, pour écrire un bon roman. Il y a