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où tout se règle par doit et avoir, et où l’axiome donnant donnant forme la base de la loi générale. Je me borne à indiquer ce point de vue, qui, pour être mis en pleine lumière, demanderait à lui seul une longue étude.

Cette thèse sur le martyre infligé au poète par la société était celle qui tenait le plus à cœur à de Vigny. La cause des poètes était pour lui une sorte d’apostolat. Aussi, non content de lui donner le retentissement du livre, voulut-il l’armer de ces moyens d’action plus directs et plus puissans que le théâtre donne au poète sur les cœurs qu’il emporte d’assaut par l’émotion, et sur les intelligences qu’il gagne ou séduit par l’entremise des cœurs. Du second récit de Stello, il fit sortir ce drame de Chatterton, qui eut à son apparition un succès et une influence si considérables. La représentation de Chatterton marque l’heure la plus heureuse de de Vigny, si heureuse que, disaient les langues malignes, le succès avait opéré sur le poète une manière de miracle qu’on n’avait pas vu dans le monde depuis le cadran du roi Ézéchias, car il avait arrêté l’horloge de sa vie à cette date triomphante du 12 février 1835. Ce drame n’est pas sans beauté, et une profonde émotion morale sort pour le spectateur de la situation de ces deux êtres que le hasard a mis en présence, et qui se sentent fatalement attirés l’un vers l’autre par un magnétisme irrésistible ; mais Kitty Bell élevée à la condition de manufacturière n’est pas aussi touchante que Kitty Bell la marchande de gâteaux de Stello, mais le caractère de Chatterton, tel que le poète l’a mis en scène, irrite et lasse la sympathie du spectateur et plaide tout justement le contraire de la thèse qu’Alfred de Vigny a voulu prouver. Il est impossible d’admettre que Chatterton soit une victime sociale, lorsqu’on le voit, entouré de tant d’affection et de sollicitude, n’avoir égard ni à l’amour de Kitty Bell, ni à l’austère sympathie du quaker, ni à l’amitié ronde et franche de lord Talbot, ni à la bienveillance du lord-maire, bienveillance un peu lourde et offensante, j’en conviens, mais dont les défauts peuvent être aisément corrigés avec un peu d’adresse par le protégé lui-même. Le suicide de Chatterton est un véritable contre-sens, car le poète attend pour se tuer précisément le moment où des mains aussi nombreuses qu’empressées se tendent vers lui pour l’arracher au malheur. Il se tue par haine de la pluie juste au moment où l’orage est passé et où le soleil luit. Aussi n’hésiterai-je pas à dire, malgré le succès éclatant de Chatterton et les admirations qu’il a conservées, que ce drame est à mon avis une des plus faibles productions du poète.

Le poète n’était pas, selon de Vigny, le seul martyr social ; il y en avait un second, moins grand peut-être, mais plus touchant parce qu’il était plus résigné, et qu’il n’avait pas, comme le poète,