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où elles y firent empreinte pour la première fois leurs petites figurines aussi nettement taillées que des miniatures découpées sur agate : le roi Louis XV et Mlle de Coulanges, vivans résumés de toutes les grâces espiègles, de toutes les vivacités libertines et de toutes les spirituelles puérilités de la littérature romanesque et de l’art rococo du XVIIIe siècle ; le lord-maire tout bouffi d’importance, — pareil à une caricature de sot échappée d’une toile d’Hogarth ; Kitty Bell à la grâce sévère, — et les tristes agapes du réfectoire de cette prison Saint-Lazare que la politesse et les nobles manières des prisonniers de la terreur transforment en une salle de Versailles. Mais si le plaidoyer est beau, il est peu concluant. Les trois exemples ont été aussi mal choisis que possible. Ce n’est certainement pas sa qualité de poète qui a mené André Chénier à l’échafaud, et s’autoriser de cet exemple pour déclarer que le gouvernement démocratique dévoue les poètes à l’échafaud est à peu près aussi judicieux qu’il le serait de s’autoriser de la mort de Lavoisier pour déclarer que ce même gouvernement est le persécuteur des savans. Il aurait été d’ailleurs plus logique de chercher un autre exemple de gouvernement démocratique, car la terreur ne fut rien moins qu’un gouvernement régulier. L’exemple de Chatterton ne prouve pas non plus grand’chose contre le gouvernement représentatif, car il est incontestable que tout jeune homme dénué de ressources qui donnera une aussi fatale direction à son talent devra forcément mourir de faim. Comprenez-vous un enfant de dix-sept ans, pauvre, seul, inconnu, qui espère arracher au monde la célébrité du soir au lendemain, et avec quoi s’il vous plaît ? avec des œuvres que des érudits consommés pourront seuls goûter, avec des pastiches du vieux langage et des vieux sentimens saxons ! Gilbert est celui des trois dont la mort aurait pu le plus facilement être évitée, et encore est-il bon de dire que son infortune imméritée vient en partie d’une cause qui ne pouvait manquer de lui être funeste : volontairement ou non il s’était placé en dehors du courant général de son temps, et vous savez avec quelle invincible violence se précipitait alors ce courant ! Cependant le mauvais choix de ces trois exemples n’empêche pas les trois nouvelles d’être charmantes, ni la thèse d’être en partie très vraie. Cela est certain : sous toutes les latitudes et dans toutes les sociétés, les poètes ont été et seront éternellement malheureux ; mais, pour trouver le secret de leurs infortunes, ce n’est pas à la société, c’est à la nature qu’il faut s’adresser. Les tragédies abondent dans leur histoire ; ce qui m’étonne, c’est qu’elles n’y soient pas plus nombreuses, car par nature le poète est appelé à une fonction si exceptionnelle, si extraordinaire, qu’il ne peut y avoir pour elle de rétribution certaine dans les sociétés humaines, fondées sur un échange immédiat de services incessans et réguliers,