Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/254

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Gondi, Bassompierre, Richelieu, le père Joseph, Laubardemont, Urbain Grandier, le duc de Bouillon, Marion Delorme, Ninon de Lenclos, Descartes, Corneille, Milton, voilà vraiment par trop de personnages célèbres. Notre imagination a plus de chance de s’intéresser à eux en lisant les mémoires et les histoires du temps qu’en lisant le roman de M. de Vigny, car la plupart font dans la réalité plus grande figure qu’ils ne feront jamais dans aucun livre de fiction.

Un observateur curieux de la nature humaine pourrait ne jamais se lasser d’admirer la souplesse merveilleuse avec laquelle les poètes, natures assimilatrices et je dirais volontiers caméléoniques, se modèlent sur les diverses époques où il leur a été donné de vivre. Grâce à la susceptibilité dont ils sont doués, le milieu qu’ils traversent influe sur eux plus que sur les autres hommes, et involontairement, quelquefois même contre le gré de leur intelligence, ils en reproduisent l’esprit et les couleurs. Il en fut ainsi pour de Vigny. Si Cinq-Mars porte les couleurs de la restauration, Stello et Servitude et Grandeur militaires portent à un degré remarquable l’empreinte des dix premières années du règne de Louis-Philippe. C’était l’époque où des sectes sans nombre se proposaient de régénérer la société, où chacun avait à soumettre à la discussion publique sa petite thèse sociale. De Vigny fit comme tout le monde et proposa, lui aussi, ses thèses sociales ; mais il fit mieux que tout le monde, car il choisit habilement leur sujet dans les abus et les souffrances dont il avait une expérience personnelle et partant poétique. De Vigny était poète et avait été soldat ; il connaissait donc pour les avoir vues de près et pour les avoir ressenties lui-même les misères profondes de ces deux conditions si brillantes en apparence et si enviées. Il prit ces douleurs pour thèmes de deux thèses sociales qu’il exposa non didactiquement comme un logicien, mais d’une manière vivante et pathétique, comme il convient à un poète. Le premier de ces deux plaidoyers est celui-ci : le poète est le martyr inévitable de toute société et de toute forme de gouvernement, et tandis que tous les autres hommes peuvent espérer le redressement de l’injustice qui les atteint d’un changement de pouvoir ou d’un changement de patrie, lui sera éternellement un étranger, un déshérité parmi les hommes, en tout temps, en tout lieu, sous toutes les formes de gouvernement. Pour prouver cette thèse, il a pris trois poètes placés sous trois formes de gouvernement différentes, Gilbert sous la monarchie absolue, Chatterton sous la monarchie représentative, André Chénier sous la république démocratique, et il les a montrés expirant tous trois sous la cruauté ou l’indifférence sociale. Les trois nouvelles qui composent Stello sont la grâce et la coquetterie même. Il n’est certes aucun lecteur imaginatif qui n’ait gardé dans sa mémoire aussi vivement que le jour