grés du vrai brutal et cependant pleine de vérité ; de même il demandait au poète des œuvres éloignées autant que possible des sentimens qui leur donnaient naissance, et cependant pleines de la fraîcheur et de la puissance de ces sentimens. Il voulait que le public ne connût l’inspiration du poète que lorsqu’elle avait eu le temps de monter de son cœur à son intelligence, et que, devenue fleuve de source qu’elle était, elle ne laissait plus soupçonner le gravier et le limon charnels de son origine. C’est ainsi qu’il a laissé des œuvres qui semblent indépendantes de sa vie morale personnelle, et qui nous charment ou nous émeuvent sans jamais nous inspirer le désir de connaître les sentimens de celui qui les écrivit. Ses œuvres sont discrètes comme sa vie ; elles n’agacent en rien la curiosité, elles n’invitent à soulever aucun voile, elles ne troublent par aucune insinuation. Tous ces petits défauts, toutes ces petites faiblesses de cœur que vous nous faites clairement connaître par ce Journal d’un Poète, étaient dans ses œuvres pourtant, nous le voyons aujourd’hui, mais si bien fondues dans l’harmonie générale qu’il était impossible de les apercevoir. Elle y était, cette misanthropie ; mais elle y était comme l’ombre qui achève la perfection d’un tableau et qui fait valoir la lumière au lieu de l’éteindre ; elle y était, cette amertume, mais comme une saveur qui rehausse le goût d’un breuvage qui sans elle serait insipide. Jamais nous n’aurions deviné qu’il y eût là des défauts, si vous ne nous l’aviez pas dit. Ces faiblesses de cœur, ces petitesses, étaient dans ses œuvres autant de qualités, de grâces et de charmes, et voilà que vous nous les présentez comme le triste héritage des enfans d’Adam !
La nature d’Alfred de Vigny, telle qu’elle se révèle à nous dans ce Journal d’un Poète, est la plus malheureuse qui se puisse imaginer, car c’est celle d’un idéaliste sans illusions. La misanthropie n’est rien auprès du désillusionnement de l’idéaliste, car la misanthropie n’atteint que notre confiance aux hommes, tandis que le désillusionnement de l’idéaliste atteint sa confiance aux idées. Quoi d’étonnant si nous sommes trompés par les hommes, êtres au jugement incertain, qui se trompent eux-mêmes et que nous trompons peut-être, nous aussi, sans le savoir ? mais être trompé par les idées, ces êtres immuables et abstraits, inaccessibles à nos erreurs de la chair et du sang, ou arriver à se croire trompé par elles, ah ! c’est là le dernier degré de la misère morale ! En effet, l’idéalisme est encore plus une nature d’être qu’un système ; on n’est pas idéaliste par choix ou par adoption. Personne ne naît sceptique, sensualiste, positiviste : c’est l’expérience de la vie, l’exercice naturel de nos organes, le choix de notre réflexion, qui nous rendent tels ; mais on naît idéaliste tout comme on naît sanguin ou bilieux, brun