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selon l’heureuse expression d’un de ses émules, est rentré dès l’aurore de sa célébrité dans sa discrète tour d’ivoire, qui, selon le mot d’un autre confrère, n’a jamais admis personne dans sa familiarité, pas même lui, et vous conviez tous les indifférens à le juger sans façon, et vous fournissez à la malignité toutes les pièces nécessaires pour qu’elle instruise à son aise le procès de sa personne intime si soigneusement dérobée à tous les regards ! — Il n’a jamais voulu donner au public que son intelligence et son talent, et vous ouvrez les petits secrets de son cœur et de son âme ! Il n’a jamais voulu livrer que les résultats les plus purs, les plus nets de son inspiration, et vous livrez les germes confus, incertains, mal venus, étiolés de ces inspirations ! Vous ouvrez à deux battans, après décès, les portes de cette fameuse tour d’ivoire, pour que chacun puisse faire l’inventaire de son mobilier modeste, tout comme s’il s’agissait de la demeure d’un somptueux roi de la mode ou d’un personnage ayant grand état ! Comment n’avez-vous pas craint que l’inventaire ne parût maigre, et le mobilier de mince valeur ? Quel si grand intérêt avaient donc ces phrases détachées, pensées premières de poésies ou de romans qui sont comme des légendes auxquelles manquerait la vignette, ces formules de promesses faites à une inspiration incertaine, pour nous les mettre sous les yeux ? Quel goût si délicat avez-vous donc trouvé à ces conserves de petites rancunes, à ces petits pots d’amertume confite, à ces légers élixirs de misanthropie, pour nous inviter à en tâter à notre tour ? car, je vous le dis bien bas et entre nous, si nous savions depuis longtemps qu’il était peu de talens plus élevés, vous nous avez mis à même de juger en revanche qu’il y a des âmes plus riches.

Eh bien ! oui, c’en est fait ; nous n’avions jamais su, mais nous savons aujourd’hui qu’il y avait chez de Vigny de la sécheresse, de l’amertume, de l’orgueil blessé, de la misanthropie ; nous croyions que c’était simplement une âme discrète : c’était une âme malheureuse ! Encore une fois, quelle si grande nécessité y avait-il de nous le faire savoir ? Passe encore si cette révélation eût été utile pour mieux nous faire comprendre le caractère de ses écrits ; mais non, ses écrits s’expliquent d’eux-mêmes, se soutiennent par eux-mêmes, et ne gagnent rien en clarté à ce commentaire posthume. Alfred de Vigny a eu le bonheur et l’honneur de réaliser sur lui-même la noble théorie poétique qu’il a exposée dans la préface de son Cinq-Mars. La même différence profonde qu’il établissait entre la vérité qui convient à l’art et le vrai de la réalité, entre l’histoire et le fait, il semble l’avoir établie entre l’artiste et l’homme, entre l’inspiration et les élémens de l’inspiration. Il demandait une histoire comprise à la manière antique, éloignée de deux de-