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époques l’opinion déléguait ses pleins pouvoirs, on n’ait vu la passion régner à côté de la raison. Ces grands hommes, investis d’une sorte de dictature par la confiance publique, se sont montrés trop souvent hommes, je le sais, par leurs complaisances d’amitié, par la légère infatuation qu’amène le pouvoir absolu, par une certaine facilité à subir des influences qui n’étaient pas toujours d’un ordre purement littéraire. Tout cela est vrai : de là plus d’un jugement précipité que n’a pas sanctionné la génération suivante, plus d’une promotion arbitraire de talens secondaires, produits tout d’un coup en pleine lumière et retombés aujourd’hui dans l’ombre des rangs obscurs d’où ils n’auraient jamais dû sortir, d’où leur mémoire ne sortira pas. J’accorde à cet égard tout ce que l’on voudra : qu’il y ait eu bien des surprises et comme des abus d’autorité, d’inexplicables caprices, plus d’une iniquité à tout jamais regrettable, des dénis de justice à l’égard de quelques beaux talens méconnus que la postérité a remis à leur place : soit; mais dans l’ensemble il y avait pourtant une certaine raison générale qui fixait les degrés du mérite, une certaine justice littéraire qui, sans être infaillible, déterminait une hiérarchie assez plausible et sensée entre les réputations naissantes. En tout cas, dût-on être la victime des jugemens de cette élite, du moins on n’éprouvait pas le même genre d’humiliation que si l’injustice était venue d’en bas, de ces régions où la jalousie règne de compagnie avec l’incapacité et l’ignorance.

Aujourd’hui que voyons-nous? Nous n’apprendrons rien à personne en disant que c’est moins que jamais l’opinion éclairée, la raison publique qui distribue la réputation ; qu’à part quelques exceptions éclatantes de talens supérieurs qui finissent par dominer la foule, c’est le hasard qui se charge de ce délicat office, et qui s’en tire comme il peut. N’est-il pas avéré qu’à chaque instant on essaie d’improviser devant nous des réputations ridicules, d’établir des hiérarchies insensées de talens? Que tout cela ne tienne guère, que le bon sens public, revenu de sa première surprise, renverse les idoles grotesques qu’on a voulu lui imposer, cela se voit chaque jour; mais ce qui se voit aussi, ce sont de nouvelles apothéoses substituées à celles dont l’opinion a fait justice. Des complaisans font ainsi, pour l’ébahissement du public, profession de découvrir chaque matin et de signaler aux mobiles adorations de la foule quelque célébrité inédite.

Tout cela n’est que plaisant. Voici qui est plus grave. Le premier venu ne se fait pas seulement aujourd’hui l’organisateur des réputations littéraires et le distributeur patenté de la gloire; le premier venu se fait en même temps, avec la même hardiesse, le fléau de Dieu, le destructeur des royautés littéraires le plus vaillamment conquises. C’est la contre-partie du tableau. On fait une telle con-