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de chacun que sur la manière de les conduire et de les appliquer au bien commun !

Cette division des esprits, poussée jusqu’à la contradiction, produit une dernière conséquence qu’il n’est pas sans intérêt d’examiner avec une attention toute spéciale. L’anarchie des idées a pour résultat inévitable dans le monde littéraire la confusion des rangs et le renversement de toute hiérarchie raisonnable dans le classement des réputations et des talens. Ici je voudrais bien que l’on ne se méprît pas sur ma pensée, et que l’on ne profitât pas de quelque malentendu de mots, comme cela arrive trop souvent dans les polémiques contemporaines, pour me faire dire autre chose que ce que j’ai dit. Je ne me figure pas assurément les écrivains rangés d’après des lois fixes dans des bataillons, classés dans un régiment littéraire, chacun à son poste, à son rang, d’après la méthode de l’administration russe, qui distribue aux littérateurs de l’empire des grades correspondans à ceux de l’armée, fixés d’après la double règle du choix et de l’ancienneté. Toute intervention de ce genre, toute ingérence du pouvoir dans le classement des écrivains ne pourrait aboutir qu’à des résultats odieux ou ridicules. Laissons sans regret à la Russie le bénéfice de ce singulier tableau d’avancement. Il n’y a qu’une seule juridiction que les écrivains reconnaissent, celle de l’opinion publique. — A la bonne heure, mais encore faut-il, pour qu’elle puisse rendre des arrêts sérieux, qui ne soient pas exposés à être cassés par la postérité, que l’opinion publique soit vraiment libre, c’est-à-dire éclairée, libre des coteries, des partis-pris, des misérables conjurations d’en bas. L’idéal serait qu’elle fût avertie et guidée par un tribunal suprême, composé d’esprits supérieurs qui, n’appartenant plus à la terre, n’auraient plus que d’impartiales raisons pour bien juger. À cette condition seulement, les sentences que rend l’opinion sur le mérite des écrivains auraient un prix absolu et la certitude de la durée. Mais ce n’est là qu’un rêve; il faut voir les choses telles qu’elles sont et essayer seulement de faire prédominer la raison sur la passion dans la mêlée confuse des motifs d’où sortent les jugemens de l’opinion publique.

Il y avait du moins quelque chance à ce qu’elle décidât d’une manière moins incertaine, quand il existait une élite de talens supérieurs, unanimement reconnus et consacrés par le respect public. On pouvait espérer que dans cette sphère élevée les petites passions auraient moins d’accès, que la hauteur même où l’opinion plaçait de tels hommes serait une garantie d’impartialité relative, enfin qu’il viendrait de là une direction plus élevée et quelques sages avis. Hélas! je ne prétends pas nier que cet espoir n’ait été souvent déçu, et que, dans ce tribunal auquel à certaines