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pas amené d’armée avec lui, chargé de commander aux troupes indisciplinées de la Gaule, qui étaient sous les ordres de généraux hostiles et d’avance convaincus que le mauvais vouloir envers Julien leur serait compté par l’empereur comme un mérite, entouré d’officiers chargés de le surveiller et de trésoriers qui devaient lui refuser l’argent, il se sentit de toutes parts enlacé dans des fils invisibles qui aboutissaient à la main perfide de Constance. Comment n’aurait-il pas compris qu’on l’avait envoyé si loin moins pour sauver une province que pour se perdre lui-même? Il résolut de ne compter que sur sa propre bonne volonté, et tout d’abord cet échappé des écoles mit à profit l’hiver pour apprendre l’art de la guerre dans les livres et dans des exercices infatigables où il plaisantait avec ses soldats de sa gaucherie et de son air emprunté : « Voyez, Platon, ce que l’on fait d’un philosophe! » Dès le printemps, se sentant l’ardeur qui fait les capitaines, il entra en cam- pagne après avoir demandé humblement la permission d’aller montrer à l’ennemi l’image de l’empereur. L’infortuné ne pouvait même devenir un héros qu’au profit de Constance. Nous ne raconterons pas ses brillantes campagnes, par quels coups d’audace il prouva sa décision, avec quelle prudence il répara ses premières fautes, comment il apprit la guerre sur le champ de bataille, avec quel élan, à la tête d’une armée peu nombreuse qu’il avait animée de son grand cœur, il rejeta les barbares au-delà du Rhin, qui vit sur ses bords un digne élève de Jules César ou plutôt un autre Germanicus. M. de Broglie, qu’on ne peut pas soupçonner d’entraînement pour Julien, raconte toutes ses victoires avec une certaine bonne grâce militaire; lui-même est sous le charme de cette va- leur, de cette simplicité, de cette modestie nécessaire sans doute, mais touchante. Du reste rien n’est plus séduisant que les débuts des grands capitaines; leur génie éclate en libres saillies, en bonds imprévus; leur art est neuf, net, hardi, facile et de plus heureux. Le bonheur et la jeunesse embellissent les victoires, et les gens les plus prévenus ne manquent jamais de se laisser ravir à ces aurores de la gloire.

Pourquoi faut-il que M. de Broglie nous gâte si souvent les aimables portraits qu’il fait du prince par des reproches de dissimulation qui nous paraissent immérités? Que Julien n’ait pas beaucoup d’abandon dans sa conduite et l’expression de ses sentimens, doit-on s’en étonner lorsqu’on connaît la situation qui lui est faite? Qu’il n’ait pas professé hautement la foi païenne, lui le lieutenant d’un empereur chrétien, et qui commandait à des chrétiens, la politique lui en faisait une loi. Que, toujours attentif à se disculper, il n’ait jamais manqué de répondre aux délations, d’en conjurer les effets, c’était une habileté permise à un prince qui ne