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marche, car une distance de cent lieues au plus sépare le Kokand des montagnes de Karakoroum, qui forment la limite septentrionale de la grande colonie anglaise. En présence d’un tel état de choses, l’inquiétude, éveillée jadis dans la Grande-Bretagne par l’attitude de la Russie à Caboul, devait se ranimer plus vive que jamais. On se souvient en effet que l’expédition de l’Afghanistan, qui se termina d’une façon si désastreuse, avait pour but d’empêcher ce pays, soutenu par la Perse et poussé par les encouragemens secrets du cabinet de Saint-Pétersbourg, d’attaquer les frontières de l’Inde. Les causes de rivalité qui existaient alors entre les deux puissances européennes sont restées les mêmes, et le voisinage des armées russes rend le danger beaucoup plus pressant. D’honnêtes philanthropes prétendent, il est vrai, qu’il serait avantageux pour l’Angleterre d’avoir aux frontières du Pundjab un état civilisé avec lequel les relations deviendraient facilement solides et sûres, et dont les besoins plus nombreux offriraient à son commerce de larges débouchés. Pour comprendre combien ces espérances sont chimériques, il suffit de rappeler quelle a été en Asie la situation respective de la Grande-Bretagne et de la Russie depuis la guerre du Caboul.

À cette époque, bien qu’il ne possédât pas encore la moindre parcelle de terrain au sud de la steppe des Kirghiz, l’empereur Nicolas semblait croire que la position géographique de ses états lui donnait le droit de monopoliser le commerce de l’Asie centrale ; telle avait été du reste la pensée de ses prédécesseurs, et ils avaient constamment dirigé vers ce but les efforts de leur politique. En toute circonstance, ils avaient considéré les tentatives de l’Angleterre pour introduire ses marchandises dans le Turkestan comme une atteinte portée à leurs privilèges ; les voyages de Moorcroft, de Conolly, de Burnes avaient été vus avec défiance à Saint-Pétersbourg. « La Grande-Bretagne n’aura pas de peine, disaient les Russes, à faire prévaloir son influence auprès des états ozbegs, qui fournissent à notre commerce ses principaux débouchés, et à nous causer un sérieux dommage. Si l’on songe aux embarras qu’elle nous créerait en approvisionnant d’armes et de munitions les Khiviens et les Tartares, on sera convaincu de la nécessité de tenir ses prétentions en échec, et d’anéantir une fois pour toutes l’espoir qu’elle nourrit ouvertement d’envahir non-seulement les marchés du Sinde, mais encore celui de Boukhara, le plus important de l’Asie centrale. » Ouvrir ou fermer le Turkestan à l’Angleterre était en effet une question de vie et de mort pour le commerce russe, dont les produits ne sauraient lutter sur le marché européen avec ceux de l’Occident.

De son côté, la Grande-Bretagne a toujours pensé qu’il lui