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avoir qu’une forme ; on se crée aussi un idéal étroit, et l’on proscrit rigoureusement toutes les œuvres qui s’en écartent ; on use contre Virgile et Racine des façons de raisonner dont ils se servaient contre Homère et Shakspeare, et après une lutte entreprise pour donner plus de liberté et d’étendue à la critique on se contente de remplacer une orthodoxie littéraire par une autre. C’est bien la peine, en vérité, de faire des révolutions !

Gardons-nous d’adopter ces théories systématiques et exclusives ; prenons la poésie de toutes mains, et tâchons d’en jouir, quand nous la rencontrons, sans lui demander son origine. Faisons-nous, autant que nous le pourrons, un goût large et flexible, capable de comprendre les poètes de tous les pays et de tous les temps, aussi bien ceux des époques civilisées que ceux des époques primitives. C’est seulement à ces conditions que ce grand mouvement de la critique contemporaine produira tous ses fruits ; le résultat de tant de patientes études serait trop mince, si elles ne devaient aboutir qu’à créer des privilèges pour certaines races et à nous enfermer étroitement dans certaines formes littéraires. Applaudissons aux efforts des savans qui nous font connaître de beaux ouvrages dont le souvenir s’était perdu : ils réparent une longue injustice, ils augmentent nos plaisirs, ils enrichissent notre littérature ; mais ne les écoutons pas, s’ils prétendent diminuer la gloire des œuvres que tous les siècles ont admirées au profit de celles qu’ils ont découvertes. Suivons d’un œil curieux les admirables travaux des philologues qui, par la comparaison des langues, nous font remonter à l’origine même des croyances et de la civilisation des peuples ; mais ne les laissons pas dire qu’en dehors d’eux il n’y a rien, et que désormais dans la critique des œuvres d’art la science remplacera le sentiment : comme s’il n’y avait pas chez un grand poète une partie éternellement vivante qui produit son effet toute seule, qui va chercher le cœur, comme disait Boileau, et le remue sans qu’on ait absolument besoin de savoir à quelle formation elle appartient, et si elle nous vient du chinois ou du sanscrit ! On aura beau faire, on ne nous prouvera pas que la seule façon de juger la poésie, même celle des époques reculées, soit de s’armer de systèmes ou de se hérisser de science. A ceux qui le prétendent, je réponds avec Molière : « Ne nous embarrassons pas de ces chicanes, et laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles. »


GASTON BOISSIER.