le charme principal. Les Allemands lui reprochent beaucoup sa subjectivité, c’est elle qui chez nous lui donne le plus d’amis. Nous nous gardons bien, en lisant la mort d’Euryale ou celle de Lausus, de lui faire un crime de n’avoir pas su retenir un cri de douleur. Que nous importe, quand il nous émeut, qu’il s’écarte des traditions antiques ? Ce qui nous attache à lui, c’est que précisément par sa connaissance profonde des misères de la vie, par ce tour de rêverie et de tristesse qu’il donne à ses vers, par sa préférence pour les héros modestes et malheureux, par ses aspirations vers une morale plus pure et une religion meilleure, par un certain sentiment d’humanité généreuse, il est le premier des poètes modernes. Aucune théorie ne pourra lui enlever cette gloire. Il faut donc, quand on veut le juger équitablement, faire trois parts différentes dans son œuvre. On y trouve tout ensemble une forme épique imitée d’Homère, des traditions nationales où revit tout le passé de l’Italie, et des élans d’émotion qui trahissent la personnalité du poète. Ces trois élémens ont une importance inégale. L’ancienne critique avait le tort de ne pas les distinguer ; on ne peut plus aujourd’hui les confondre. Les travaux récens sur l’épopée nous font un devoir de séparer, dans l’Énéide, la partie vraiment vivante et originale de celle qui l’est moins. Si quelques endroits de l’ouvrage peuvent y perdre, l’auteur en somme y gagnera, et l’admiration qu’il inspire, en devenant plus éclairée, deviendra plus solide. Quant à l’œuvre elle-même, je comprends qu’on signale le caractère nouveau qu’elle tire de la combinaison de ces élémens divers, et qu’on ne la confonde plus tout à fait avec les poèmes épiques primitifs. Si l’on va jusqu’à dire que l’épopée proprement dite ne peut pas la contenir, il faut plaindre sincèrement l’épopée qui se prive d’un tel chef-d’œuvre et se résigner à l’appeler d’un autre nom ; mais, je le répète, de quelque façon qu’on la désigne, on ne lui fera pas perdre la place que l’estime de dix-huit siècles lui a donnée.
Les théories nouvelles n’ont été encore appliquées chez nous qu’avec une certaine réserve. On s’est contenté de mettre Virgile hors de l’épopée ; encore a-t-on fait précéder cette exécution de toute sorte de formules de politesse. On va bien plus loin en Allemagne, où l’on est moins asservi aux traditions, et on le jette sans façon hors la poésie. Il ne suffit même plus en ce moment de proscrire des auteurs isolés, on efface d’un trait de plume des littératures entières. La nôtre surtout et celle des Romains sont trop régulières, trop timides, trop artificielles pour des gens épris des poésies primitives et des génies spontanés. « Les Italiens, dit M. Mommsen, n’éprouvent pas la passion du cœur ; ils n’ont ni les aspirations