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au lendemain d’Actium quand Virgile commença l’Enéide. Ce moment a laissé sur elle son empreinte. Quelque opinion qu’on ait d’Auguste, il faut bien reconnaître qu’il était alors adoré de l’Italie, qu’il n’avait pas seulement rassuré les intérêts, mais que par son habile conduite il avait gagné les cœurs. Aussi la nouvelle de sa victoire fut-elle saluée par une explosion de joie et de patriotisme. C’était la première fois que l’empire était réuni sous un seul maître. Mieux centralisé, il parut plus grand. Jamais son immensité n’avait autant frappé les regards que depuis que le pouvoir n’était plus éparpillé en tant de mains et qu’on voyait le monde aux genoux d’un homme. L’orgueil romain s’exalta à ce spectacle bien fait pour l’éblouir. Ce n’était pas seulement à Rome qu’on en était fier. En communiquant à tous les Italiens le droit de porter son nom, Rome leur avait fait part de sa gloire, et comme il y avait moins longtemps qu’ils en jouissaient, ils y étaient peut-être plus sensibles qu’elle. C’est dans cet élan de bonheur et de fierté dont tressaillit l’Italie que Virgile trouva son inspiration. Il n’était pas, comme Horace, un habitué des grandes villes, où l’usage du monde et le scepticisme des bonnes compagnies tempèrent les grands sentimens. Ce provincial, ce fils de paysans, élevé parmi les broussailles et les forêts, venetus, rusticis parentibus natus, inter frutices et silvas educatus, était resté plus longtemps en contact avec les classes inférieures, qui souffrent davantage des malheurs du pays et qui applaudissent de plus grand cœur à sa paix et à son unité. C’est sur ce patriotisme élargi, qui embrassait non plus une seule ville, mais toute l’Italie et par moment le monde entier, qu’il a fait reposer son poème. L’idée principale, quoi qu’on ait prétendu, en-était nationale et populaire. Ne croyons pas les savans qui nous disent que cette histoire de l’arrivée d’Énée dans le Latium n’était qu’une fable étrangère, une importation récente des annalistes grecs, sans racines dans le pays, comme celle de Francus, fils d’Hector, chez nous. Niebuhr pense au contraire qu’elle était tout à fait d’origine italienne, et, si l’on ne veut pas aller jusque-là, il faudra bien qu’on admette, avec M. Preuner[1], qu’elle s’est greffée de bonne heure sur une tradition antique, et qu’il n’y a que les noms des personnages qui soient grecs. On sait avec quelle adresse, avec quel soin pieux Virgile a groupé autour de ce récit toutes les légendes locales qu’il avait pu recueillir. La critique

  1. Dans son excellent ouvrage intitulé Hestia-Vesta, Tübingen 1864. M. Preuner pense que la légende de Latinus a été le type de celle d’Énée.