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fer « qui tranchent les poings, les côtes, les échines, et brisent les cuirasses jusqu’à la chair vive. » Leurs sentimens et leurs passions ne nous sont plus connus. C’est un monde différent. Y pénétrer est vraiment un travail d’érudit et d’archéologue. Au contraire nous connaissons très bien celui que dépeint la poésie des temps civilisés : c’est le nôtre. Comme elle parle de nous, il n’est pas surprenant que nous l’écoutions volontiers, et à la façon dont elle émeut notre cœur nous sentons bien qu’elle n’est pas seulement, comme on vient nous le dire, un jeu d’esprit et l’amusement de quelques lettrés.

Il est vrai qu’elle est artificielle. Si l’on entend par là que l’art y tient une certaine place, c’est un reproche qu’elle est bien forcée d’accepter ; mais les poètes qui se passent tout à fait de l’art sont très rares. Si l’on en veut trouver qui ne s’en servent jamais, je crains bien qu’on ne soit obligé de remonter jusqu’à l’origine même des littératures. Encore arrive-t-il que, lorsqu’on étudie de près ces temps reculés, on s’aperçoit que les auteurs y sont moins primitifs, moins désintéressés du succès qu’on ne le suppose ; ils ont aussi recours à des artifices et à des procédés qui ne diffèrent des nôtres que parce qu’ils sont plus naïfs et moins adroits. On regarde l’emploi des expressions toutes faites et des phrases de convention comme l’indice qu’une poésie est en décadence ; il y en a pourtant aussi dans l’enfance des poésies. Les vers barbares qu’on trouve sur les tombeaux des Scipions ne se composent guère que de formules, et l’on a la preuve qu’elles étaient reproduites sur presque tous les monumens funéraires de ce temps. Il y a des formules dans le Roland, et quand je devrais attrister M. Gautier, qui admire si sincèrement cette expression de « douce France, » et la croit inspirée par un vif amour du pays, je suis bien obligé de lui dire que je ne la regarde que comme une épithète ordinaire et convenue. Ce qui prouve que le trouvère n’y attachait pas une grande importance, c’est qu’il la met dans la bouche de Marsile, le roi païen, comme dans celle de Charlemagne[1]. Il y a des formules dans l’Iliade ; ce sont toutes ces phrases immuables par lesquelles on nous apprend qu’on se lève ou qu’on s’assied, qu’on mange et qu’on boit, qu’on s’endort ou qu’on s’éveille. Je suis même tenté de croire que cette poésie primitive se pétrifie plus vite que les autres, que l’imitation servile, le procédé, la convention, s’y font de bonne heure une plus large place. Ce que nous savons des poèmes cycliques de la Grèce, ce que MM. Paris et Gautier nous apprennent des épopées du XIIIe et du XIVe siècle me le fait penser. Les esprits étaient alors plus jeunes et plus inexpérimentés ; ils avaient à la fois plus

  1. Chanson de Roland, v. 16. Je cite d’après l’édition de Génin ; Je n’ai pas eu à ma disposition celle de M. Müller, qu’on dit meilleure.