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le contingent annuel et l’armée active. L’autre moitié irait dans la réserve. Six années de service à 80,000 hommes donneraient donc un effectif de 400,000 soldats et d’autant de réservistes. En ajoutant encore 400,000 gardes nationaux, on arriverait à un total de 1,200,000. hommes. Ce projet semble avoir soulevé dans le pays une répulsion si vive qu’il subira, dit-on, de profondes modifications. Cependant, quand un peuple prétend augmenter ses forces militaires, il faut bien qu’on lève plus d’hommes. D’ailleurs la durée du service est réduite d’une année, et le contingent annuel de 20,000 hommes. C’est ailleurs que pourrait porter la critique.

Le premier point qui diffère du système prussien réside dans le mode même du recrutement. En Prusse, tout le monde, riche ou pauvre, est tenu de payer sa dette en personne à la patrie. En France, le riche s’exonère à prix d’argent. Ainsi la Prusse, pays aristocratique, applique le principe égalitaire de la révolution française ; la France, pays démocratique, le repousse[1]. Le sentiment naturel d’équité se soulève et se demande : Cela est-il juste ? Que ceux qui n’ont égard qu’aux faits veuillent bien considérer les conséquences pratiques de cette injustice. A mesure qu’un plus grand nombre de familles arrivent à l’aisance, le chiffre des exonérations augmente, et l’armée ne se recrute plus que dans les dernières classes de la population. Les soldats de métier, engagés volontaires, remplaçons, réengagés, forment une si grande partie de l’effectif, que le nouveau projet contient des mesures pour en limiter le nombre. En Prusse, on en trouve au plus, suivant le ministre de la guerre, M. von Roon, 60 par bataillon. Par un singulier contraste, la Prusse à peine sortie de la féodalité a une armée nationale dans laquelle

  1. Il y a pourtant dans l’armée prussienne un côté où l’influence aristocratique conserve un grand empire : c’est dans le mode de recrutement des officiers. En principe, le droit de nomination appartient au gouvernement, mais il n’en fait usage que sur l’avis conforme d’un comité permanent d’officiers du régiment, qui tient compte tout autant de la naissance et de la fortune que de l’aptitude. Le corps d’officiers forme ainsi une caste qui n’accueille volontiers que les jeunes gens de son monde. La noblesse n’est pas riche et elle a beaucoup d’enfans ; l’armée permet de les caser. Les élèves des écoles militaires seuls sont nommés directement. Le traitement des grades inférieurs est extrêmement réduit, celui des grades supérieurs assez élevé. Ainsi, tandis que le colonel touche 10,122 fr., les sous-lieutenans doivent vivre avec 1,323 fr. Il est vrai que des avantages leur sont réservés. Ils dînent à une table commune très économiquement tenue, souvent dans un établissement de l’état ; leur uniforme coûte peu : une paire d’épaulettes 7 fr. 50 par exemple ; — le drap leur est fourni par les magasins de l’état ; ils ont droit à des congés périodiques avec frais de route et solde entière ; enfin, dit-on, le capitaine paie les dettes de ses lieutenans. Ici encore on retrouve le caractère propre à tout l’établissement prussien : l’esprit de la caste militaire, mais de l’ordre, de l’économie, de la discipline, une grande simplicité dans la manière de vivre, qualités plus précieuses qu’on ne croit.