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gnie dans un des principaux villages, dont il fait le centre de ses opérations. Ces nouveau-venus se montrent honnêtes, concilians, et gagnent peu à peu l’amitié du chef. Celui-ci comprend combien de tels auxiliaires, armés et disciplinés, lui seraient utiles pour repousser ses ennemis ou les attaquer. Il entre avec eux en négociation. L’alliance est bien vite conclue, et une expédition est arrêtée. Les Turcs (Tourkish, car tel est le nom que les nègres donnent aux compagnies des facteurs) se mettent en route la nuit et s’arrêtent à une lieue du village qu’ils se proposent d’attaquer. Une demi-heure avant le lever du soleil, ils s’en approchent en silence, y mettent le feu en plusieurs endroits, et font ensuite une décharge de toutes leurs carabines au travers des flammes. Les hommes se précipitent les premiers hors de leurs huttes pour se défendre, mais ils sont tués comme des faisans dans une réserve. Les Turcs s’emparent des femmes et des enfans, s’approprient le bétail et les provisions que l’incendie a respectés. De retour à la station, le facteur donne au chef du village une trentaine de têtes de bétail et une jeune fille pour sa part. Il s’adjuge pour la sienne, conformément à la coutume, les esclaves et les deux tiers du bétail, partage le tiers restant entre ses hommes, puis le marché s’ouvre et les affaires commencent. Les habitans du village et des localités voisines accourent pour acheter le bétail, dont un nègre est toujours avide. Le facteur les leur vend au prix d’une défense d’éléphant par tête. Il arrive assez souvent que des hommes échappés au massacre accourent pour racheter leurs femmes et leurs enfans ; on les leur cède en échange d’une quantité débattue d’ivoire. Quand les soldats eux-mêmes désirent avoir une esclave pour vivre en famille, car ils restent quelquefois plusieurs années dans une même station, leur chef les satisfait ; mais le prix de l’esclave est inscrit en à-compte sur leur livret. La paix se maintient rarement entre le chef du village et ses alliés, qui ont levé le masque et sont devenus arrogans. Les querelles surviennent, les débats s’enveniment, la guerre éclate, et se termine souvent par la mort ou la fuite du malheureux chef et la perte de tout ce qu’il possède, femmes, enfans et richesses. Quand vient le mois de février, époque où les navires de Karthoum se trouvent à l’ancre à Gondokoro, ces facteurs y descendent avec leurs esclaves et leurs dents d’éléphans. Ils remettent l’ivoire à leurs patrons ou aux fondés de pouvoir de ceux-ci, et vendent les esclaves à des marchands qui les dirigent par la voie du Sennaar vers les côtes de la Mer-Rouge, d’où on les expédie en Arabie et jusqu’en Perse. Le gouvernement égyptien a prohibé ce trafic, mais les autorités de Karthoum mettent fort peu de zèle à faire exécuter la loi, et n’envoient d’ailleurs aucune force militaire dans les contrées du Haut-Nil pour qu’elle soit respectée.