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enseigna à l’intérieur comme élève répétiteur, et ses premières fonctions furent de suppléer dans une chaire de littérature celui qui fut depuis son collègue à la Sorbonne et à l’Académie, M. Villemain, Ainsi le chef de la philosophie française au XIXe siècle commença par donner des répétitions de vers latins. Cependant les lettres ne retinrent pas longtemps cet ardent génie : la philosophie l’attirait. Un grand maître était là, d’une trempe toute différente de la sienne, austère, abstrait, éloquent aussi, mais d’une éloquence géométrique et tout intérieure, méditatif et dialecticien, à peine remarqué alors, et sur qui rejaillit depuis la gloire de son illustre disciple : c’était M. Royer-Collard, depuis l’un des plus grands orateurs politiques de la France et l’un de ses meilleurs citoyens.

Cet enseignement intérieur de l’École normale, d’où devait sortir un mouvement si actif de recherches et de pensées, jouissait des avantages qui ne se rencontrent que dans ce qui est neuf et sans tradition : la liberté, la spontanéité, la recherche en tous sens, une communication incessante des maîtres aux élèves et des élèves aux maîtres ; l’enseignement se faisait surtout par la conversation, car M. Cousin, à l’inverse de son maître Royer-Collard, pensait et inventait en causant. Sur quoi portaient donc ces inépuisables entretiens ? quel était l’objet des laborieux efforts de ces jeunes esprits en travail ? M. Jouffroy nous l’a appris dans ce mémorable récit de ses années de jeunesse, si pathétique et si puissant, qui rappelle avec plus d’éloquence et de poésie la confession philosophique de Descartes dans son Discours de la méthode. Le seul problème auquel s’acharnait alors le jeune professeur était le problème de l’origine des idées : il y retenait enchaînées les imaginations impatientes et avides, de ses jeunes disciples. Jouffroy, nature méditative et religieuse, blessé par les atteintes du doute, désenchanté de la foi de sa jeunesse, souffrait de se voir renfermé dans l’horizon étroit d’un problème idéologique, et aspirait, comme il l’a fait toute sa vie, à donner la paix à son âme par une solution religieuse en harmonie avec les besoins logiques de son sévère et lumineux esprit. Le maître au contraire, nature âpre et brûlante, inaccessible aux molles mélancolies, du siècle, et que le vent de René n’a jamais effleuré, peu attristé par les inquiétudes du doute, et toujours tout entier à sa passion du moment, creusait « ce trou, » comme l’appelle Jouffroy, avec une persévérance opiniâtre, et montrait déjà ce trait remarquable de son caractère d’enflammer et de contenir à la fois, de faire travailler les esprits, mais dans des limites fixées d’une main sévère et même dure, mélangeant, ainsi deux genres d’influences qui s’excluent d’ordinaire : la discipline et l’excitation.