Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 67.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
M. VICTOR COUSIN

Il faut se hâter de rendre hommage aux morts, car la critique impatiente et jalouse est là qui attend sa proie, ou plutôt elle n’attend même pas : dans sa joie de voir tomber quelque chose de grand, elle flétrit déjà des cendres à peine refroidies. Affranchissons-nous bien vite d’une admiration importune, dépouillons et démasquons nos idoles. Prouvons bien que nous sommes, non plus un peuple d’enfans séduits par l’éclat et par la gloire, mais un peuple de vieillards glacés et détrompés, qui savent le fond des choses, c’est-à-dire le vide de tout. Belle et heureuse sagesse qui promet de couronner si noblement ce siècle commencé dans l’ivresse et dans l’illusion ! Pour nous, nous sommes d’un autre temps, et cette sagesse n’est pas la nôtre. Un adversaire illustre viendrait-il à mourir, notre premier mot serait un mot de respect, ou nous garderions le silence ; mais il n’est pas nécessaire d’insister plus longtemps sur de tristes travers. Ignorons-les, et parlons de ceux qui sont morts, sans dissimuler nos affections, mais avec ce juste mélange de respect et de liberté qui seul est digne d’eux.

Aussi bien de quel poids redoutable ces grands morts ne laissent-ils point chargés ceux qui survivent ! A mesure que nous Voyons tomber l’une après l’autre toutes les figures qui ont illustré le berceau de notre siècle, la responsabilité des générations qui les suivent augmente et s’aggrave de plus en plus : habitués à admirer ces hommes, initiateurs de notre âge, et à nous développer sous leur protection, nous contemplons avec tristesse le vide qui se fait devant nous. Heureux ceux qui dans ce vide ne voient que le succès de leur propre gloire ou l’assurance de leur domination future !