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Il serait aujourd’hui tout à fait impossible de représenter le meurtre du duc d’Enghien, accompli si peu de temps avant l’élévation du premier consul à l’empire et suivi de si près de l’ouverture faite au légat pour décider le saint-père à venir à Paris, comme le produit d’un mouvement de colère violent et irréfléchi. Cet acte fut au contraire mûrement délibéré; il faisait partie de la politique adoptée depuis quelque temps, c’est-à-dire depuis sa promotion au consulat à vie, par le futur souverain de la France. Un phénomène aussi étrange que triste, souvent signalé par les sagaces observateurs de cette mémorable époque, qu’on aimerait à pouvoir révoquer en doute, mais qui se trouve, hélas! trop pleinement confirmé par les mémoires des contemporains et surtout par la propre correspondance de Napoléon Ier, c’est la transformation qui, en un si court espace de temps, s’est opérée dans le caractère du premier consul. On est saisi d’épouvante quand on découvre à quel point la fortune, en couronnant les glorieux efforts de cet incomparable génie, a malheureusement exercé sur lui une action opposée à celle qui d’ordinaire se produit chez le commun des mortels. Aux natures vraiment nobles, le succès confère le plus souvent, comme faveur suprême, le don des beaux mouvemens et des généreuses initiatives; aux moins heureuses, il apporte un certain correctif dans leurs défauts et l’apaisement de leurs plus violentes passions. C’est le contraire qui arriva au premier consul pendant la période qui s’écoula entre le consulat à vie et l’empire. Depuis que tout lui a réussi au gré de ses vœux, il est devenu plus dur dans ses procédés, plus âpre dans ses exigences. A mesure qu’il a monté de degré en degré au faîte de la puissance, son âme s’est de plus en plus fermée aux sentimens désintéressés. Il ne paraît même plus les comprendre, et lui qui naguère encore, avec un art sans égal, avait su appeler à son aide tous les honnêtes gens de tous les partis, semble ne faire fonds désormais que sur les plus fâcheux côtés de la fragilité humaine. On eût dit que, las de se faire admirer, il n’aspirait plus qu’à se faire craindre.

Sans contredit, une si malsaine disposition n’aurait pas complètement envahi ce vigoureux esprit, si à ce moment même le premier consul ne s’était senti sourdement en butte à d’odieuses machinations, bien propres, il faut le dire, à faire sortir des bornes de la modération un tempérament moins irascible que le sien. Vainqueur des différens partis, ayant mis sous ses pieds toutes les ambitions rivales qu’avait déchaînées une longue tourmente révolutionnaire, il lui arrivait ce qui attend inévitablement tout homme qui, après avoir saisi le pouvoir, se met à l’exercer à son profit. L’exemple de tous les siècles et de récentes expériences trop renouvelées depuis soixante ans nous ont appris ce qui se