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Pour le marin au contraire, la vie s’en va à l’emporte-pièce; il la compte, non par jours ni par années, mais par campagnes dont les échéances trop espacées le rappellent brutalement à la réalité. Cette impression se glisse-t-elle en nous, sans que nous en ayons conscience, à l’approche du départ? Sommes-nous involontairement dominés par l’appréhension des changemens qui nous attendent au retour? Je l’ignore; ce qui est certain, c’est que je n’ai jamais vu sans un serrement de cœur s’effacer à l’horizon une terre devenue de la sorte ma patrie temporaire. Peut-être l’avais-je maudite plus d’une fois quand des bouffées de souvenirs de France me faisaient plus durement sentir l’amer éloignement, peut-être m’étais-je alors promis de l’oublier comme un mauvais rêve; mais à l’heure des adieux je ne me rappelais plus que le cordial accueil, la bienveillante hospitalité, les joies mises en commun. Ce sentiment, je l’éprouve plus vivement encore en quittant une colonie dont j’ai presque vu l’éclosion, dont j’ai veillé le progrès, suivi les phases naissantes, et que j’applaudirai de loin dans sa fortune à venir comme on fait aux succès d’un ami de collège dont le monde vous a séparé. C’est à la marée du matin que nous redescendons pour la dernière fois ce Donnar si souvent parcouru. Marins et soldats encombrent le pont par centaines. Dans la batterie sont les malades, toujours trop nombreux, mais déjà ranimés à la pensée du sol natal. Sur la dunette, les officiers se pressent, partans et restans; les mains se serrent, les messages s’échangent, tandis qu’à l’avant les lourds maillons de la chaîne rentrent lentement à bord sous l’effort du cabestan. Enfin l’ancre est haute, la machine s’est ébranlée, les canots accrochés en grappe aux flancs du bâtiment s’en détachent l’un après l’autre pour regagner la rive, et nous dépassons bientôt les navires les plus avancés de la rade. Encore quelques tours d’hélice, et nous ne verrons plus qu’au-dessus des arbres la mâture si connue du Duperré, dont le nom historique est désormais inséparablement associé à celui de notre Cochinchine. C’est ainsi qu’elle nous était apparue trois ans auparavant.


Pulo-Condor[1], 11 mai.

Cette île, où nous nous bornons à stopper pour recueillir au passage quelques malades à rapatrier, cette île, dis-je, est la dépendance naturelle et comme la sentinelle avancée de notre colonie. Nul poste n’eût mieux permis de surveiller la Cochinchine et d’en intercepter au besoin les communications. Aussi nos amiraux l’occupèrent-ils dès l’origine, se souvenant que la position avait jadis

  1. Pulo, en langue malaise, signifie île.