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raison, proposa d’adresser au gouvernement anglais une demande d’extradition et d’envoyer à M. de Guerchy une escouade d’exempts pour s’emparer du rebelle. Encore une fois le roi ne dit mot, fit ce qu’on voulut et de nouveau prévint d’Éon de la mésaventure qui pouvait l’atteindre. « Si vous ne pouvez vous sauver, lui écrivait-il, sauvez du moins vos papiers, et défiez-vous du sieur Monin, secrétaire de Guerchy et votre ami; il vous trahit. » Louis XV se croyait ainsi en sûreté du côté des ministres et du côté du chevalier, et comme cela pouvait ne pas suffire encore, comme un acte de violence pouvait réussir, il finit par écrire directement au comte de Guerchy en lui donnant l’ordre de tenir secrets les papiers qu’on pourrait trouver chez d’Éon, de ne les communiquer à personne, sans exception, et de ne les remettre qu’à lui seul. A vrai dire, en essayant d’enchaîner M. de Guerchy par cette marque de confiance, Louis XV n’était pas sans crainte sur la discrétion d’un homme qu’il savait lié à Mme de Pompadour et à M. de Praslin, et il se sentait moins rassuré qu’il n’affectait de le paraître, lorsque d’un autre côté il écrivait à Tercier : « Si Guerchy manquait au secret, ce serait à moi présentement qu’il manquerait, et il serait perdu. S’il est honnête homme, il ne le fera pas; si c’est un fripon, il faudrait le faire pendre. Je vois bien que vous et le comte de Broglie êtes inquiets; rassurez-vous, moi je suis plus froid... Attendons ce qu’il en aura fait, et croyons qu’il m’aura obéi. » Au fond, ce n’était qu’un expédient de plus. Si le chevalier d’Éon n’avait eu, pour se tirer de là, que les petits moyens du maître, il eût été cent fois perdu, bien plus que M. de Guerchy, et Tercier au reste ne le lui cachait pas; il ne lui laissait pas ignorer qu’il ne pouvait compter qu’en secret sur le roi, « qui ne peut vous abandonner, ajoutait-il, mais dont la politique, malgré tout l’attachement qu’il vous porte, vous sacrifierait entièrement à sa maîtresse et à ses ministres. »

Deux choses sauvèrent d’Éon : le gouvernement anglais refusa de le livrer, et il ne compta que sur lui-même pour tenir tête à l’ennemi. Il batailla, il se démena furieusement; il publia des mémoires, il couvrit M. de Guerchy d’outrages et de ridicule, ameutant presque la populace de Londres contre lui. Il y eut aussi des momens où, ne recevant plus aucun secours, exaspéré par la détresse, il menaça de livrer ses papiers aux chefs de l’opposition anglaise, qui n’auraient pas demandé mieux de les payer pour accabler le ministère; il n’en fit rien pourtant. Cette lutte dura plusieurs années, elle était contemporaine de l’affaire de Wilkes; mais l’affaire de Wilkes n’était que le déchaînement d’un démagogue, et ne mettait en cause ni la politique ni les institutions de l’Angleterre. L’affaire du chevalier d’Éon engageait bien plus qu’on ne