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la paix de 1763, à laquelle il avait contribué. Avec une humeur vive et remuante accrue par l’habitude de l’intrigue, il était déjà sans doute un peu infatué de son titre, de son double rôle de représentant officiel de la France et d’agent secret de Louis XV, lorsqu’on envoya en Angleterre, pour remplacer le duc de Nivernais comme ambassadeur, un homme médiocre, le comte de Guerchy, dont le ministre des affaires étrangères, M. de Praslin, ne s’exagérait pas lui-même le mérite, mais à qui il voulait faire une position et sur le dévouement duquel il pouvait compter. M. de Guerchy n’était pas encore à Londres que le chevalier d’Éon était déjà aux prises avec lui. Le prétexte était un compte de dépenses sur lequel on ne s’entendait pas. Au fond, la question était bien autre : il s’agissait de toute la politique secrète de Louis XV, poursuivie dans la personne de d’Éon par Mme de Pompadour, M. de Praslin et M. de Guerchy, leur instrument.

On commença par blesser le pétulant chevalier; on voulut le faire redescendre du rang de ministre au rang de simple secrétaire pour le mieux mettre à la merci de M. de Guerchy, en même temps qu’on lui disputait le remboursement de dépenses faites par lui. D’Eon éclata, il engagea avec M. de Praslin et M. de Guerchy une correspondance hardie, mordante, où il ne ménageait pas plus le ministre à Paris que l’ambassadeur à Londres. M. de Praslin ne demandait rien de mieux peut-être; c’était une occasion pour faire rentrer le chevalier en France, pour mettre la main sur lui et sur ses papiers, et ici commence le jeu du roi dans cette bizarre aventure. M. de Praslin demanda le rappel de d’Éon, et le roi ne fit aucune difficulté d’y souscrire; mais en même temps il prévenait d’Éon, il lui écrivait cette singulière lettre : «... Je vous préviens que le roi a signé aujourd’hui, mais seulement avec la griffe et non de sa main l’ordre de vous faire rentrer en France... Je vous ordonne de rester en Angleterre avec vos papiers jusqu’à ce que je vous fasse parvenir mes instructions ultérieures. Vous n’êtes pas en sûreté dans votre hôtel, et vous trouveriez ici de puissans ennemis... »

La situation commençait à devenir comique. Le chevalier d’Éon, nommé ministre par un ordre signé de la main du roi, n’était rappelé que par une lettre signée de la griffe royale, ce qui n’était pas la même chose, et de plus il recevait l’ordre secret de rester à Londres. Avec son humeur batailleuse et avec cet ordre secret, il n’était pas homme à refuser le combat; il s’y engagea avec une pétulance audacieuse, au point de provoquer M. de Guerchy et d’accuser l’ambassadeur d’avoir voulu le faire empoisonner. Il fit si bien que M. de Praslin, irrité, poussé à bout et voulant à tout prix en avoir