nouer cette action occulte qui ne fit que s’étendre chaque jour, et qui reste certainement un des plus singuliers phénomènes de ce règne. Le prince de Conti fut naturellement le premier dans le secret. On ne tarda pas à remarquer à la cour cette faveur particulière du prince, ses conférences multipliées avec le roi. C’était assez pour éveiller toutes les curiosités. « M. le prince de Conti travailla dimanche dernier avec le roi, dit le duc de Luynes dans ses Mémoires; tout le monde demande quel est le sujet de ce travail. Il paraît que personne ne le sait. » Au prince de Conti furent bientôt adjoints le premier commis des affaires étrangères Tercier, homme d’un dévouement sûr, d’un caractère modeste, d’un esprit cultivé, qui devint membre de l’Académie des Inscriptions, et le comte de Broglie. Après ceux-ci, le nombre des initiés s’accrut successivement à mesure que le cercle des affaires s’étendait, et le cabinet secret finit par compter des affiliés un peu partout, principalement dans les légations de France à l’étranger, M. des Alleurs, puis M. de Vergennes à Constantinople, M. de Breteuil à Saint-Pétersbourg, M. d’Havrincourt en Suède, M. Durand à Vienne et à Londres, le chevalier de La Touche à Berlin, M. de Saint-Priest. Ce n’étaient pas les seuls initiés; il y avait même des étrangers comme le chevalier Douglas, qui eut une mission en Russie, sans parler de bien d’autres agens plus obscurs — qui furent employés plus d’une fois à ces œuvres inavouées. De tout cela il résulte un assemblage assez étrange, passablement incohérent, qui compte quelques hommes d’un mérite rare et d’autres qui donnent à cet épisode diplomatique du dernier siècle une couleur d’aventure et de roman.
Celui qui eut le rôle le plus actif et qui reste la personnification la plus saillante de cette politique secrète est le comte Charles de Broglie, frère du maréchal, son aîné, sur lequel il garda toujours l’ascendant d’un esprit supérieur, et neveu de cet abbé de Broglie, frondeur et mordant, qui par goût vivait à la cour, préférant à l’épiscopat son indépendance et ne laissant pas d’avoir du crédit auprès du roi. Le comte de Broglie était, au dire de d’Argenson, « un fort petit homme, droit de la tête comme un petit coq, » vif, audacieux, réfléchi en même temps, discret dans son impétuosité, ami et protecteur ardent, implacable pour ses ennemis. Rulhière, dans son histoire des Révolutions de Pologne, trace de lui un portrait animé et d’un relief singulier. « La guerre avait occupé sa jeunesse, dit-il. Formé à des mœurs austères dans le sein d’une famille ambitieuse qui sortait de la plus ancienne noblesse d’une ville libre d’Italie, et qui, fixée en France depuis un siècle, y devait sa plus grande illustration à des services militaires et politiques; élevé dans les camps,