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ginaux et les plus sincères du temps, le marquis d’Argenson, rassemble les traits au courant de son journal. « Notre monarque, dit-il, est un oiseau doux, mais effarouché... Il craint autant de se tromper que d’être trompé dans les affaires, qui vont si mal... Il se travaille du matin pour dissimuler; il ne dit pas une parole, ne fait pas un geste, une démarche que pour cacher ce qu’il veut et donner le change... Sa marotte est de ne pas vouloir être pénétré... » Avec cela de l’apathie. « Voici toutes les passions du roi et tout le ressort du gouvernement : laissez-moi dormir, laissez-moi en repos, que j’aie la paix, que je n’aie point de déshonneur, qu’on me laisse aller à mes campagnes, à mes petits plaisirs, à mes habitudes; quelques bâtimens, de petites connaissances, quelque curiosité. Que j’aie la paix à la cour, dans le royaume et avec mes voisins. Je serais bien aise encore d’obtenir quelque gloire qui ne coûtât pas de peine, l’ordre ancien et accoutumé sans examen, la religion du pays! C’est Morphée qui règne... » Et si Morphée a de temps à autre quelque velléité d’action, il « n’est hasardeux que pour le commencement d’une entreprise; bientôt étourdi et importuné des embarras, surtout des obstacles sérieux, écoutant les deux partis de la cour et les rivaux du ministère, il s’arrête au fort du chemin... — Morphée réveillé se rendort, le faux conquérant se désiste; une témérité mal soutenue est bien pire que l’indolence... » Je pourrais continuer. Variez les nuances et les combinaisons, ce seront toujours là quelques-uns des traits essentiels d’une nature de prince telle que la peut faire l’excès de l’omnipotence.

Ce qu’il y a justement de curieux dans ce gouvernement de Louis XV, c’est qu’il résume tous les phénomènes inhérens à un régime qui commence par corrompre les hommes avant de corrompre les choses, qui conduit à la confusion et à l’impuissance de la politique par la dépression des caractères et par la falsification de tous les élémens de la vie d’un peuple. Telle est la fatalité des dominations autocratiques : elles ont des effets naturels et irrésistibles qui échappent à toutes les habiletés et même à toutes les bonnes volontés; elles ont cela de particulier qu’elles sont très puissantes pour le mal et très peu puissantes pour le bien, qu’elles ne font en réalité qu’à bâtons rompus et capricieusement. Si elles n’étaient que la force momentanément déchaînée et triomphante, ce serait beaucoup sans doute; mais ce ne serait encore qu’une crise passagère. Une conséquence bien autrement dangereuse, parce qu’elle est plus durable, du pouvoir absolu, c’est que là où il existe, là où il est érigé en système de gouvernement, la vérité s’enfuit des institutions et des mœurs. Il se produit une sorte d’obscurcissement universel, une sorte d’altération de toutes les idées et de