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si particulière et si violente les ministres de la religion catholique. Même raison l’empêchait de se laisser pénétrer à ce sujet par l’ex-oratorien Fouché, devenu l’un des plus terribles proconsuls de la convention, et qui mettait maintenant à le servir dans ses desseins réels ou seulement supposés un zèle toujours excessif, parfois inconsidéré, dont Napoléon se sentait par momens embarrassé. Après les personnes que nous venons de nommer, M. de Talleyrand était celui de ses ministres avec qui le premier consul se plaisait le plus à agiter sous forme d’hypothèse toutes les chances de l’avenir. Cependant M. de Talleyrand lui-même ne sut rien. Deux ans seulement après la chute du directoire, en plein régime républicain, dont le calendrier subsistait toujours, comment avouer à qui que ce fût que déjà l’on pensait à faire verser sur son front la sainte ampoule? Et le moyen de convenir qu’on attendait du saint-père qu’il vînt à Paris mettre lui-même à des grandeurs qui n’existaient encore qu’en perspective ce sceau sacré de la religion qu’aucun prince de la maison de Bourbon n’avait reçu de la main d’un souverain pontife? Une espérance si vague, probablement chimérique, ne pouvait être si longtemps à l’avance convenablement entrevue que des seuls membres de sa famille.

Mais, chose étrange, le moment où il songeait à fonder sa dynastie et à faire souche impériale était celui où Napoléon se trouvait dans les plus mauvais termes avec presque tous les siens. Lucien, qui ne manquait ni de courage ni de talent de parole, avait toujours été porté à faire trop de cas de lui-même et trop peu de son frère cadet. Tout plein encore des services importans et, suivant lui, trop vite oubliés qu’il avait rendus dans la journée du 18 brumaire, il était en rupture ouverte avec le premier consul par suite d’un mariage un peu disparate qui avait apparu aux yeux du futur empereur comme une véritable mésalliance. C’était aussi un mariage, mais un mariage inspiré par lui-même, qui l’avait mis en grand froid avec Louis Bonaparte. Une répugnance réciproque avait présidé à l’union du futur roi de Hollande avec Hortense de Beauharnais, fille du premier mariage de Joséphine. Louis se montrait alors irrité et jaloux de la tendresse que le premier consul témoignait à sa femme, comme plus tard il se tint pour blessé de ce que l’enfant né de cette union, objet particulier de l’affection passionnée de Napoléon, était unanimement désigné par l’opinion publique et par les dépêches officielles du ministre des relations extérieures comme l’héritier présomptif du futur souverain de la France[1]. Le motif direc-

  1. « Il n’y a personne en Europe qui n’ait vu d’une manière évidente dans le sénatus-consulte d’avènement que l’héritier présomptif était dans la branche du prince Louis. » Dépêche chiffrée de M. de Talleyrand à M. de Thiard, chargé d’affaires près le grand-duc de Bade, 8 novembre 1805. Voir aussi, sur les rapports du premier consul avec son frère Louis, tous les mémoires du temps, et particulièrement ceux de Fouché, duc d’Otrante. Comme l’explique très bien dans l’Encyclopédie des gens du monde M. Vieillard, ancien député, ancien sénateur et précepteur de l’empereur actuel pendant son enfance, ces mémoires de Fouché, quoique ayant été juridiquement proclamés apocryphes à la suite d’un procès entre l’éditeur et la famille de l’ancien ministre de la police, n’en ont pas moins été composés d’après des documens authentiques et des notes autographes fournies par Fouché lui-même.