compris que, lorsqu’un homme trop faible pour soulever une poutre a recours à un levier en bois ou en fer de deux mètres de long, cette distance de deux mètres au bout de laquelle il pèse n’est pas le moins du monde une longueur idéale, mais bien la longueur matérielle du fer ou du bois? Comment n’a-t-il pas compris que la vitesse d’une tuile qui tue un homme n’est pas non plus une vitesse idéale et logique, mais qu’elle est bien la vitesse d’un corps réel, ou plutôt que cette vitesse n’est autre chose qu’un corps tombé avec une vitesse croissante? Ici on ne peut pas mettre l’idéal à la place du réel, car si vous supprimez le réel, qui est la tuile, il restera dans votre esprit l’idée du temps et de l’espace qui auraient formé les conditions de la chute; mais il n’y aura ni chute de la tuile ni homme tué.
Il y a une limite où expirent les droits du génie, où s’arrête sa puissance et où son prestige s’évanouit. Cette limite, il la rencontre lorsqu’il vient heurter de front le simple bon sens. Le rôle de la philosophie est d’éclairer le bon sens et non de lui infliger des démentis inutiles. Un philosophe, quels que soient l’éclat et l’autorité de son intelligence, n’obtiendra jamais l’adhésion des hommes sensés, s’il se risque à prétendre que le pur espace se transforme en matière rien qu’en se mouvant. Assurément il n’est pas aisé de définir la matière : personne peut-être n’y réussirait; mais personne non plus ne confondra jamais la matière avec cette étendue idéale qui n’admet aucune des propriétés des corps. Les sciences ont singulièrement encouragé et fortifié cette disposition qui nous porte à distinguer l’étendue physique de l’étendue géométrique. Elles nous ont montré partout dans la matière des énergies actives, des puissances en mouvement, en un mot des forces. Ces forces, elles les ont rendues sinon visibles, du moins évidentes dans le déploiement prodigieux et quelquefois formidable de leurs effets. La chaleur, la vapeur, l’électricité, la lumière, sont désormais comme des ouvriers qui travaillent sous nos yeux et à nos ordres. Ce sont si bien des forces agissantes et vives que certaines d’entre elles ont dans l’énergie musculaire des animaux leur équivalent mathématiquement déterminé : une machine à vapeur représente la puissance d’un certain nombre de chevaux, et réciproquement. De leur côté, les chevaux, en tant qu’ils tirent un poids quelconque, sont semblables physiquement’ à des hommes qui accompliraient des mouvemens pareils pour aboutir au même résultat. Or dans l’homme la force qui meut le corps se connaît; elle a conscience d’elle-même et sait qu’elle est maîtresse de ses actes, en sorte que chaque homme a en lui, mais en lui en tant qu’il est une énergie active révélée par la conscience, l’analogue des forces qui agissent