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langues n’est pas nécessairement la même que celle des peuples qui les parlent. Il peut arriver, et il arrive quelquefois, qu’un peuple abandonne sa langue et adopte un idiome étranger ; plusieurs nations germaniques de la grande invasion se sont accoutumées à parler latin lorsqu’elles ont été fixées dans les contrées sud-ouest de l’Europe, et ce fait s’est produit à plusieurs reprises dans la suite des temps. Les familles humaines ne sont donc pas identiques aux familles de langues, l’ethnologie ne peut pas avoir pour base unique la philologie. Cependant il ne faut peut-être pas donner à ce principe le caractère absolu que lui prête M. Müller. Une langue ne se substitue pas subitement à une autre, le passage s’opère petit à petit, et dans cette transition insensible la langue conquérante reçoit de l’idiome vaincu des modifications que la science constate et dont elle peut formuler les lois. Il en résulte qu’une philologie vague ou trop générale ne saurait en effet servir de guide à l’étude des races humaines, mais qu’une philologie profonde et précise peut reconnaître dans une langue dérivée les influences ethnologiques qui ont concouru à la former. J’ajoute que l’idiome du peuple conquis ne disparaît jamais entièrement : ainsi la langue française ne trouve pas toute son explication dans le latin, elle renferme un assez grand nombre de mots germaniques et même celtiques auxquels le latin ne s’est pas substitué. Cette double persistance de l’élément primitif dans les formes et dans le fond d’une langue dérivée s’explique aisément par la constitution organique du peuple vaincu, c’est-à-dire par sa manière de prononcer, qu’il tient à la fois de la nature et de l’habitude, et par l’état de sa civilisation au moment où s’est faite la substitution d’une langue à l’autre. Ce peuple en effet avait nécessairement certaines idées et certains usages, possédait des instrumens de paix et de guerre et des institutions durables que la langue étrangère n’avait pas de mots pour exprimer : les termes nationaux étaient alors conservés. Ainsi à mesure que l’on approfondit les analyses et les comparaisons, on voit se dégager l’élément ethnologique, et il s’affirme d’autant plus que l’on remonte davantage vers le passé, parce que les mélanges des races ont été se multipliant. C’est du reste ce que prouve la pratique de la science du langage : les langues anciennes sont moins mélangées que les langues modernes, et lorsque par le classement morphologique on a atteint ces langues primordiales que nous avons appelées irréductibles, on s’aperçoit que les peuples qui les parlaient offraient entre eux des différences physiques fondamentales et formaient, eux aussi, des espèces humaines irréductibles. Il n’y a donc pas de divergences sérieuses entre la science des langues et l’ethnologie. Ce n’est pas dans le passé, c’est dans l’avenir qu’il faut chercher l’unité des races et des langues humaines, et cette