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La question d’Orient est imminente cependant, et la vraie sagesse consisterait à la regarder en face, non pour la précipiter, mais pour en atténuer le choc, non pour opposer des digues qui amoncellent des flots plus puissans, mais pour diviser habilement les eaux et les faire écouler sans dommage. Les symptômes sont clairs, chaque jour les aggrave. La commotion qui vient de changer l’équilibre européen aura dans le Levant un contre-coup dont l’insurrection de la Crète n’est que l’avant-coureur. Rejetée par l’Allemagne, l’Autriche se reportera vers la Méditerranée et vers l’embouchure du Danube; la Prusse excitera l’ambition de la Russie pour s’assurer son alliance; la Russie, qui répare depuis onze ans l’échec de Sébastopol et subit à l’intérieur une transformation féconde, profitera du premier embrasement de l’Occident; l’Italie voudra bientôt étendre son influence au-delà de l’Adriatique; elle cesse désormais d’être le champ clos des idées libérales et du despotisme autrichien, mais la lutte se renouvellera sur un autre théâtre : l’unité italienne une fois créée, l’unité grecque devient un drapeau. L’empire turc s’affaisse de toutes parts; plus l’Europe intervient pour le soutenir, plus elle publie qu’il est impuissant, plus les races diverses qui le composent s’éveillent, se comptent, s’organisent. Le royaume de Grèce est un foyer d’agitation parce qu’il faut qu’il s’agrandisse ou qu’il meure : les îles de l’archipel sont toujours prêtes à se soulever; l’Épire et la Thessalie seraient déjà debout, si on ne les avait désarmées en 1854, mais les armes leur arriveront en abondance jusqu’au printemps. Les Albanais réclament leur autonomie, et ceux qui pratiquent l’islamisme professent contre le Turc une haine aussi ardente que ceux qui sont restés chrétiens. La Syrie a failli obtenir en 1860 un chef national; Tunis ne paie même plus un tribut dérisoire; l’Egypte aurait depuis longtemps rompu le lien qui l’attache à la Porte, si l’Angleterre ne le resserrait avec effort; la Moldavie et la Valachie, en choisissant un prince dans la famille des Hohenzollern, sont entrées dans le concert européen; elles ont signifié de fait leur séparation au sultan. Enfin il n’est pas dans le monde un esprit sincère qui ne reconnaisse que la Turquie se dissout, et qu’une crise suprême se prépare en Orient.

Cette conviction a réglé la conduite des grandes puissances depuis un demi-siècle. Trois systèmes politiques sont en présence, celui de la Russie, celui de l’Angleterre et celui de la France : tous les trois ressemblent à ces belles théories que les médecins et les héritiers discutent auprès du lit d’un mourant.

La Russie rêve un partage; elle entrevoit Constantinople, elle excite l’impatience des raïas, s’attendrit sur leurs maux, fomente