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afin d’être bien certain qu’elles n’avaient point été égarées. Elles me sont toutes parvenues — avec un retard de dix ou douze heures qui est parfaitement justifiable, puisque, arrivées à l’hôtel des postes, où elles n’avaient pu être déchiffrées, ces lettres avaient été portées aux ambassades de Turquie, de Russie, de Grèce, où la traduction de l’adresse avait été faite. La question fiscale ne pouvait entrer pour rien dans l’ardeur de l’administration à remplir son devoir, car elles étaient affranchies. Dès qu’une lettre porte une adresse illisible, incomplète ou erronée, elle est mise à part et confiée à deux employés spéciaux qui rendraient des points à Œdipe, liraient les tables de Manéthon à première vue, et pour qui nul rébus, si compliqué qu’il soit, ne peut avoir de mystère. Ils sont dans une sorte de cage vitrée appuyée contre une fenêtre bien éclairée, près d’un casier chargé de dictionnaires, devant une table où brillent des loupes de toute dimension. Ce sont des déchiffreurs et des devins aussi, car non-seulement il faut déchiffrer, mais encore il faut deviner. L’un d’eux, homme grand, sec, à cheveux blancs et dont les yeux brillent d’une intelligence singulièrement perspicace, s’est composé pour les besoins de sa besogne personnelle un dictionnaire qui est bien la plus étrange œuvre de patience qu’on puisse imaginer. Il a fait le catalogue de tous les châteaux et de toutes les usines; il en connaît exactement le nombre et le nom des propriétaires; il sait que les La Rochefoucault ont vingt-trois châteaux et que les La Rochejaquelein en ont cinq. Bien des gens pensent avoir libellé régulièrement une adresse lorsqu’ils ont écrit : A M. E. B. en son château. La lettre, mise au rebut provisoire par le manipulateur, est envoyée au déchiffreur : celui-ci consulte ses documens qui lui permettent d’assurer le trajet certain de la dépêche en inscrivant au dos : Trangy, commune de Saint-Eloi, par Nevers, Nièvre. Une lettre simplement adressée à M. F, O. à sa fabrique sera vérifiée, complétée, et partira ensuite sans encombre pour Vernon, Eure. Parfois un mot oublié, le mot principal, celui de la ville même, amène un autre genre de recherches. J’ai vu l’adresse suivante : M. P., négociant, Isère. Immédiatement en interrogeant l’Almanach de Bottin, on apprit qu’il y avait à Grenoble un M. P. qui est marchand de bois. Ceci n’est pas un cas de certitude, ce n’est qu’un cas de probabilité. La lettre sera dirigée sur Grenoble; si elle y est refusée, on tentera de nouvelles démarches. Il y a des suscriptions qui rendent forcément toute transmission de lettre impossible : Mlle Françoise, pour faire parvenir à son père, Lille en Flandre. Ici le mystère est trop profond, et il faut renoncer à le pénétrer. La moyenne des lettres qui exigent un travail de rectification est environ de mille par jour, sur lesquelles on parvient à en