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l’agent secret de Manin. Un commissaire impérial, en faisant une réquisition de fourrages, s’aperçut que des granges où il avait vu d’abondantes provisions de blé se trouvaient absolument vides. Il interrogea les paysans et s’assura que leurs réponses étaient autant de mensonges. Un de ces paysans, pressé de questions, avoua qu’un inconnu lui avait acheté ses grains ; des menaces lui arrachèrent le nom de cet acheteur, qu’il connaissait parfaitement.

Un jour, le soleil d’hiver n’était pas encore levé quand un bruit inaccoutumé se fit entendre dans le bourg de San-Dona, que Centoni avait choisi pour centre de ses opérations. Don Alvise, caché dans l’humble maisonnette d’un sabotier, s’éveilla et tressaillit en reconnaissant la voix de tenorino du tambour autrichien. Aux premières lueurs du matin, il regarda par la fenêtre et vit de loin quelques soldats devant leurs armes en faisceaux. Il résolut prudemment de passer la journée entière enfermé dans sa masure. Il y déjeunait d’une polenta préparée par la sabotière, quand Susannette accourut.

— Patron, dit-elle, il faut scampare. J’ai entendu le lieutenant parler de vous avec le sergent dans leur effroyable baragouin. Comme je les regardais de près, ils m’ont demandé si je vous connaissais. J’ai répondu, en estropiant votre nom, qu’il n’y avait pas d’Alvise Zeretoni à San-Dona, et que ce signor-là n’était point du pays. « Je le sais bien, grande niaise, » m’a dit le sergent, et il est parti, la canne à la main, à la recherche du logement que vous habitez. Si le lieutenant promet une récompense à qui lui montrera votre cachette, on vous vendra. N’attendez pas la nuit. Empruntez au sabotier ses habits du dimanche, vous serez assez déguisé.

A l’idée d’une visite domiciliaire, la sabotière trembla de tous ses membres et se plaignit d’avoir été trompée par un ennemi du buon governo. Don Alvise brûla les lettres de Manin. La cendre de ces papiers fumait encore dans la cheminée lorsqu’un bruit de crosses de fusil retentit sur le seuil de la maisonnette. Quatre fusiliers allemands restèrent devant la porte, et le sous-officier entra suivi de deux autres soldats.

— Vous êtes le signor Alvise Centoni, dit-il ; n’essayez pas de nier, j’ai votre signalement.

— Je ne le nie point, répondit Centoni. Que me voulez-vous ?

— J’ai l’ordre de vous arrêter et de vous conduire à San-Biaggio.

— De quoi suis-je accusé ?

— Je n’en sais rien. — Ah ! te voilà ici, drôlesse ! ajouta le sergent en voyant Susannette. Il paraît que tu connais ce signor à présent, et que tu as su trouver sa maison.