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d’argent, je te prends tes récoltes, et je te donne quittance de trois mille ducats, à valoir sur tes fermages.

— Vous me tirez d’un grand embarras, dit le fermier.

— Mais il y a une condition, ajouta le patron : c’est que tu enverras le tout secrètement à l’embouchure de la Piave.

— Mes blés et mes farines au milieu des eaux ! s’écria le fermier, qu’en voulez-vous donc faire ?

— Je les expédie à Venise.

— Ah ! je devine : vous les vendez au gouvernement provisoire. Elle a donc de l’argent, la république ?

— Plus que tu ne saurais l’imaginer. Et comment feras-tu pour qu’on ne s’aperçoive de rien dans le pays ?

— Je travaillerai de nuit avec mes garçons.

— Fort bien. À présent, penses-tu que les cultivateurs de la plaine consentiront à me vendre aussi leurs grains moyennant des hypothèques sur mes propriétés ?

— Quelles hypothèques ? répondit le fermier. Tout le monde vous connaît à dix lieues à la ronde ; ils vous feront crédit.

Et le bonhomme répéta en caressant sa barbe grise : — Ah ! la république a de l’argent ! je ne l’aurais pas cru. Ce Manin est donc un sorcier ?

— Non pas un sorcier, mais un grand cœur et un homme de génie.

Bien qu’il eût fort peu et fort mal dormi la nuit précédente, Centoni voulut assister au chargement et au départ des farines. Le lendemain, pourvu de renseignemens donnés par Nicolo, il se rendit chez les cultivateurs du voisinage et leur acheta leurs récoltes à des conditions trop belles pour être refusées. Non content de mettre à contribution les campagnes que traverse le Sile, il parcourut toute la plaine arrosée par la Piave inférieure. On l’accueillait partout en ami, et l’on avait foi en sa parole. Son activité fébrile, sa familiarité avec les subalternes, toutes ses manies habituelles devenaient dans la circonstance présente autant de qualités dont il savait tirer avantage. Comme il n’avait pas la prétention d’alimenter Venise à lui seul, il s’était fait donner les pouvoirs nécessaires pour traiter au nom de la république. Il s’acquitta de sa mission habilement, secrètement, sans autre moyen d’action sur les esprits incultes auxquels il s’adressait que sa bonhomie et son éloquence familière, sans autres commis que les fils de son fermier, sans autres courriers diplomatiques que Susannette et Betta.

Les cultivateurs du nord des lagunes, ayant réussi dans leurs premières expéditions et réalisé de bons bénéfices, prenaient le chemin de Venise sans autre stimulant que l’appât naturel du gain. Leur ardeur même ne devait pas tarder à devenir dangereuse pour