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— Le passage est donc libre ? reprit Centoni. Je puis donc aller à San-Damaso ?

— Je ne sais trop si votre seigneurie le peut. Il y a des Croates de la réserve à deux milles de votre château. Vous ne passerez pas sans rencontrer les soldats. Il faudra faire comme si vous étiez en promenade et les regarder sans avoir l’air de penser à rien, car si vous ressemblez à un voyageur qui vient de loin, ils vous arrêteront. Je vous emmènerais bien dans mon canot ; mais j’en aurais pour tout un jour à le traîner avec une corde, tandis qu’en marchant d’un bon pas, vous serez chez vous à midi.

— Je pars à l’instant, dit Centoni. Mes enfans, retournez à Venise. Susannette, tu iras chez Danieli ; tu raconteras notre voyage aux dames irlandaises, et tu leur diras que si elles mangent des artichauts à leur dîner, c’est à moi qu’elles le devront.

— Patron, dit la jeune fille, je n’irai pas à Venise ; il faut que je vous accompagne. Quand nous verrous les Autrichiens, nous ralentirons le pas, nous flânerons au bord du chemin, et je cueillerai des fleurs des champs ; vous aurez l’air de me faire la cour, je suis assez jolie pour cela, vous me l’avez dit vous-même, et c’est ainsi que vous passerez au milieu des habits blancs.

— Suivez l’avis de cette tosa, dit Pasquale.

Matteo éleva quelques objections au départ de sa sœur ; mais elle lui ferma la bouche en l’appelant poltron. La gondole repartit pour Venise ; Pasquale retourna à son canot, tandis que Centoni et Susannette prenaient le chemin bordé de mûriers, et la tosa fit bien voir au patron qu’elle ne s’était point trop vantée en disant qu’elle avait de bonnes jambes.


V.

Grâce à la malice de Susannette et à la bonne contenance de Centoni, tous deux passèrent de l’air le plus innocent du monde au milieu des soldats impériaux, sans éveiller leur défiance. Assis dans un antique fauteuil, le patron se reposait chez son fermier. — Ainsi donc, père Nicolo, disait-il, ta récolte de l’année est abondante, ton grain est rentré, battu et mis en sac, et tu as en outre une bonne provision de farines de l’an passé. A combien estimes-tu le tout ensemble ?

— A trois mille ducats, répondit Nicolo ; mais les commissaires de l’armée impériale peuvent me le prendre demain sous le prétexte de réquisitions, et s’ils me paieront, Dieu le sait.

— Eh bien ! moi, reprit Centoni, je te l’achète aujourd’hui même ; je t’épargne la peine de le vendre et les risques de guerre. Au lieu