Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/994

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle releva son châle sur sa tête et partit d’un air résolu. On entendit son brodequin orthopédique résonner sur le chemin ; on vit sa robe blanche glisser le long des arbres, puis elle disparut dans l’ombre.

— Cette petite fille est un-démon, murmura le vieux Beppo.

— En vérité, dit Matteo en riant, je crois qu’elle est un peu amoureuse du patron.

— Quand elle le serait, dit Susannette ? Est-ce que cela te regarde ? Il ne faut pas rire de l’amour des faibles. Si Betta aime le patron, c’est une affaire entre elle et son cœur.

Après le départ du pauvre émissaire boiteux, don Alvise et ses compagnons retournèrent à leur gondole, où ils s’installèrent pour y passer la nuit. Le patron, enveloppé dans une couverture, tint fidèlement sa promesse de ne penser qu’à Betta, jusqu’au moment où ses yeux se fermèrent.

Le ciel s’éclairait d’une lueur rouge quand il se réveilla. Bientôt les premiers rayons du soleil levant rasèrent la surface de l’Adriatique. Centoni, ne pouvant plus tenir en place, laissa sa petite troupe endormie et s’en alla rôder aux environs. Il y trouva quelques cultivateurs habitués à porter leurs légumes et leur maïs au marché de Torcello. Ces bonnes gens, encouragés par ses promesses, se mirent en mesure d’aller jusqu’à Venise. Centoni travailla lui-même à la récolte et à l’embarquement d’un vaste plan d’artichauts qu’il expédia sur l’heure au marché de l’Herberie, puis il revint à ses compagnons, qui dormaient encore. Le moment approchait où, selon ses calculs, le coup de sifflet de Betta devait se faire entendre. Naturellement disposé à l’inquiétude, Centoni se perdait dans les plus tristes conjectures. — La malheureuse enfant ! pensait-il, ses forces l’auront trahie ; elle sera tombée au pied d’un arbre, ou bien les soldats l’auront arrêtée, battue, assassinée peut-être !

Tout à coup il crut entendre une voix d’homme pousser un long cri semblable à un appel ; à tout hasard il y répondit. Le même cri se répéta. Susannette sortit de la tente en disant qu’on appelait le patron. En effet la voix prononça distinctement le nom de sior Alvise.

— Qui vient là ? cria Centoni.

— C’est moi, Pasquale, le fils de votre fermier Nicolo, répondit un jeune garçon en se glissant entre deux saules.

— Tu as donc vu Betta ? demanda le patron.

Sior, oui ; la pauvrette est arrivée tout droit à la maison avant minuit, comme si l’étoile du Natale lui eût montré le chemin. Elle voulait venir avec moi ; mais nous l’avons mise de force dans un bon lit, où elle dort en vous attendant. Je suis parti seul avec mon canot, qui est amarré au bord du Sile.