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ciel de Venise, et que le Titien a su si bien rendre dans son tableau du Martyre de saint Pierre le dominicain.

Cattivo lume, dit le vieux Beppo en secouant la tête.

— Pourquoi cette lumière serait-elle mauvaise ? demanda le patron.

— Parce qu’elle nous promet une nuit noire, et que les marais ne sont pas éclairés au gaz.

À partir de ce moment, Beppo, usant du privilège des vieux serviteurs, ne fit plus que geindre et maugréer. Du haut des talus de la saline, un ouvrier héla la gondole en faisant de ses mains un porte-voix : — Où donc allez-vous par-là ?

— Nous allons pêcher des poissons d’eau douce dans le Sile, répondit Centoni.

— Bon voyage ! cria l’ouvrier, et prenez garde de vous égarer dans le Palude maggiore.

— Cet homme veut nous effrayer, dit Betta,

Mais au bout d’une heure la gondole s’arrêta. On ne distinguait plus les trois clochers ; la saline avait disparu, et nul poteau n’indiquait de chenal à suivre. De grosses taches noires paraissaient au loin sur l’eau des lagunes. On approchait évidemment d’un immense marais. Le patron avoua son incertitude et l’embarras où il était de donner un ordre.

— Nous sommes perdus, murmurait le vieux Beppo ; nous allons échouer.

Matteo proposait de retourner en arrière ; mais Betta demanda la parole. Elle se ’leva de son coussin et promena ses regards de tous côtés, la main sur ses yeux en guise de visière. — C’est le soleil couchant, dit-elle, qui nous empêche de voir les objets sur notre gauche. Nous ne sommes pas loin du Sile. Regarde donc, Beppo ; les vieux ont la vue longue ; est-ce que tu ne vois pas une ligne blanche sur l’eau ?

— La petite a raison, dit Susannette, il y a là-bas une ligne blanche.

— C’est le Taglio del Sile, reprit la naine. Voguez de ce côté. La gondole tourna vers la gauche, dirigée par le vieux Beppo,

tandis que Matteo se servait de sa rame comme d’une sonde. L’eau avait encore trois pieds de profondeur. Bientôt la sonde ne marqua plus que deux pieds d’eau ; puis On entendit le bruit causé par le fond de la gondole, qui effleurait la vase et en faisait jaillir des globules d’air empesté.

— Cela va mal, dit le patron.

Avanti ! criait la naine. Fais courage, Beppo, voga ! voga ! Beppo, penché sur sa rame, voguait avec le courage du déses-