Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/988

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourrait le fusiller comme déserteur malgré la capitulation, et ses raisons furent trouvées bonnes.

— Allons, dit Centoni, je partirai donc seul.

— Non, non ! cria une voix grêle ; je vous suivrai, moi !

— Qui parle ainsi ? demanda Centoni.

La naine Betta sortit des rangs et s’avança en boitant, mais la tête haute. — Patron, dit-elle, emmenez-moi ; je connais votre château de San-Damaso. J’ai navigué avec mon père sur le Sile, la Piave et même la Livenza.

— Mais, ma fille, répondit don Alvise, il s’agit de faire plus de quatre lieues à pied.

— Je les ferai.

— Voyez un peu, reprit Centoni, où le courage va se nicher ! Eh bien ! c’est dit : je partirai avec Betta. Maintenant, vous autres, allez au diable.

En un moment, le salon se vida ; il n’y resta que trois personnes : Matteo, Susannette et la naine.

— Moi aussi, dit Susannette, je vous accompagnerai, et si Betta ne revient pas, vous m’enverrez en éclaireur. J’ai de bonnes jambes, patron.

— Cela ne se peut pas, reprit Centoni, ta mère s’y opposerait. Tu es beaucoup trop jolie pour courir la nuit dans les chemins de traverse. Si tu tombais dans les mains d’un Croate, il te prendrait comme du butin.

— Je ne crains ni Croate, ni Bohémien, ni Morlaque, répondit la jeune fille. Celui qui voudra me prendre de force aura pour tout butin de mon couteau dans le ventre. Quant à ma mère, pour vous servir, et avec vous, elle me laisserait aller chez le Turc.

— Eh bien donc ! je t’emmènerai, puisque tu as un couteau et de bonnes jambes.

— Et moi, j’ai de bons bras, dit Matteo ; je sais manier la rame ; je vous accompagnerai en qualité de gondolier.

— C’est convenu ; soyez prêts tous trois et réunis chez moi demain au coup de midi.

Le soir, en prenant le thé-préparé par mistress Hobbes, don Alvise raconta aux deux dames les événemens de la journée : sa conversation avec le dictateur, le meeting populaire tenu dans son salon, ses frais d’éloquence perdus et le résultat imprévu de la séance. Comme il ne songeait point à se faire valoir, qu’il pensait seulement à divertir ses deux amies, il s’aperçut qu’elles l’écoutaient d’un air fort sérieux, et qu’elles ne riaient pas même de la plaisante figure qu’il devait faire le lendemain dans sa gondole, en compagnie de deux filles du peuple, dont une boiteuse et contrefaite. Miss Lovel demeurait pensive, les sourcils froncés, les yeux fixés sur son ouvrage.