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— Mais comment ferez-vous pour donner à la république des terres et des immeubles ?

— Rien de plus simple : j’ai du crédit, j’emprunterai une somme égale à la valeur de mes biens, et plus tard je les mettrai en vente pour rembourser mes emprunts.

— Vous êtes l’homme qu’il me faut, dit le dictateur. J’ai autre chose à vous proposer ; suivez-moi dans mon cabinet.

L’audience dura deux grandes heures. Au moment où Centoni prenait congé, un émissaire expédié de Mestre vint annoncer que le feld-maréchal Radetzky était entré à Vicence ; l’armée piémontaise était en retraite sur Milan, et la route de Padoue interceptée par un corps de neuf mille Autrichiens en marche vers les lagunes.

— Que dites-vous de ces nouvelles ? demanda le dictateur.

— Je n’y vois, répondit Centoni, qu’une raison de plus de me hâter.

— Ainsi vous tenterez l’entreprise ?

— N’en doutez pas.

— Voilà la réponse que j’espérais. Adieu, et puissiez-vous réussir !

En sortant de son audience, le bon Centoni donnait à ses réflexions la forme usitée au théâtre du monologue. — Attention, se disait-il ; tu t’es embarqué dans une affaire d’où dépend peut-être le salut de Venise. Il ne s’agit pas de dire comme les militaires : « Je me ferai casser la tête ou je réussirai ; » il faut réussir et ne point se faire casser la tête. Et qui sait si, au retour de ton expédition, tu n’embrasseras pas encore une fois la plus belle personne des trois royaumes ?

Le bon Centoni consultait volontiers sa servante, comme les gens de mœurs simples et patriarcales. Il fit part à Teresa du besoin qu’il avait de deux ou trois personnes dévouées pour l’assister dans une expédition difficile et dangereuse. Teresa prit son menton dans sa main droite, se gratta le coude avec sa main gauche, et après une minute de réflexion : — Patron, dit-elle, ce n’est pas peu de chose au moins ce que vous demandez ! Du courage et du dévouement, cela ne court pas les rues ; mais s’il s’en trouve encore dans Venise, je ne vois qu’un moyen de le savoir : vous avez sauvé tant de gens de la faim, de la maladie ou de la prison ! assemblez-les et leur contez votre affaire. Nous serons bien oubliés de Dieu et de saint Marc, si nous ne mettons pas la main sur deux ou trois hommes de cœur.

— Ton avis doit être excellent, répondit Centoni, puisqu’il s’est rencontré avec le mien. Prends donc tes galoches, et va me quérir dans les environs tout ce que tu trouveras de ces braves gens que