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Il prit la plume, et de sa plus belle écriture il traça les mots suivans : « Le soussigné donne à la république toute sa fortune. » Et il signa : « Alvise Centoni. »

— Quoi ! sérieusement, dit mistress Hobbes, vous donnez toute votre fortune à la république ?

— Avec le regret, répondit don Alvise, de n’avoir pas cent millions à lui offrir.

Les deux Irlandaises échangèrent quelques mots dans leur langue. La vieille dame parlait avec vivacité, tandis que la jeune fille baissait les yeux d’un air confus. A la fin, mistress Hobbes se tourna vers Centoni en lui disant : — Cher seigneur, je n’ai jamais douté de votre belle âme. Vous êtes le plus galant homme que je connaisse ; embrassons-nous.

Et quand don Alvise l’eût embrassée, elle ajouta : — Allons, ma chère Martha, point de fausse honte ; vous avez une injustice à réparer.

Miss Martha tendit les deux mains à don Alvise : — Embrassons-nous donc, lui dit-elle ; c’est une faible réparation pour vous avoir si mal jugé.

— Je m’en contente, répondit Centoni en lui baisant les deux joues, et maintenant je puis écrire à votre compte, sur mes registres, le mot fameux de Loredan, lorsqu’on lui annonça la mort du doge Foscari : Ha pagato. Vous ne me devez plus rien.


IV.

Le dictateur, en parcourant un matin les listes des souscriptions volontaires en faveur de la république, poussa une exclamation de surprise et donna l’ordre à son secrétaire d’aller lui chercher un certain Alvise Centoni, demeurant Riva-del-Carbon. Le secrétaire trouva Centoni dressant l’inventaire de ses objets précieux et calculant ce que valaient son argenterie, les diamans de sa défunte mère et les portraits de ses aïeux Léonard et Marc Centoni, ouvrages du Titien. Pour l’arracher à cette occupation, il fallut lui répéter que le dictateur avait à l’entretenir d’une affaire qui ne souffrait pas de retard. Arrivé au palais du gouvernement, il fut introduit dans un petit salon où Manin entra par une autre porte.

— En quoi consiste votre fortune ? lui demanda le dictateur.

— En un château et trois fermes sur les bords du Sile, répondit Centoni, en vignes, prés, terres labourables de bon rapport, le tout affermé moyennant douze mille florins par an, et représentant un capital d’environ quatre cent mille florins, soit un million de livres italiennes.