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trer dans les salons ; ils se réunirent devant le café Quadri, situé du côté des Procuraties-Vieilles. Le camp de l’Allemagne et celui de l’Italie étaient en face l’un de l’autre. Un espace de quelques mètres seulement les séparait, mais il n’y avait déjà plus de rapprochement possible entre eux. Venise s’était réveillée, et le cadavre galvanisé, debout et plein de vie, ne pouvait plus se rendormir. Tout à coup une immense clameur remplit la ville entière : une révolution avait éclaté à Paris. Bientôt après cette nouvelle on recevait celle des insurrections de Vienne et de Milan. Les portes de la prison s’ouvraient devant Manin et Tomaseo. Comme il arrive toujours dans ces momens de crise, le gouvernement entra dans la voie des concessions lorsqu’il était trop tard. À peine eut-il accordé l’organisation d’une garde civique, que la population voulut se servir de ses armes pour expulser la garnison. Les troupes occupaient encore leurs casernes, quand Manin, monté sur une table de café, proclama la république. Tout autre que le général comte Zichy, gouverneur militaire, se serait donné le facile plaisir d’un massacre. Cet homme généreux préféra le blâme de son gouvernement à celui de l’histoire, sachant bien qu’il risquait sa tête, et il faillit la perdre en effet. Le gouverneur civil partit pour Trieste par mer tandis que la garnison prenait la route de Vérone. — La révolution était un fait accompli.

En se retrouvant tout à coup citoyen d’une ville libre, Centoni éprouva unie sorte de stupeur. D’abord il crut rêver ; mais bientôt ce fut sa vie passée qui lui apparut comme un rêve pénible. Lui seul n’avait pris aucune part à la délivrance de son pays. Pour comble d’humiliation, lorsqu’il se demandait ce qu’il aurait pu faire, il ne le voyait pas. Se mêler à des émeutes, pousser des cris séditieux, s’armer d’un fusil, tuer un soldat qui fait son devoir, toutes ces choses lui inspiraient une horreur insurmontable. Dans sa perplexité, il s’en alla consulter ses amies de l’hôtel Danieli. Elles étaient occupées des préparatifs d’une illumination. Miss Lovel envoyait chercher des feux du Bengale et des lanternes vénitiennes pour éclairer ses fenêtres. Cependant elle prit le temps d’écouter la confession, les scrupules et remords de Centoni. — Mon pauvre ami, lui dit-elle ensuite avec une gravité comique, ce mystère qui vous inquiète peut s’expliquer d’un mot : en temps de révolution, vous n’êtes bon à rien.

— Vous avez raison, répondit don Alvise ingénument ; il est évident que je ne suis bon à rien.

Les étrangers n’avaient pas attendu la capitulation pour s’enfuir. Miss Martha au contraire savait gré à la population de Venise de lui avoir fait oublier ses ennuis, elle ne voulut pas s’éloigner mal-