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— Les hommes de ce caractère, répondit miss Martha, ont beaucoup de ressemblance avec les enfans, qui font une chose bonne et utile entre deux sottises et sans discernement.

— Que pensez-vous donc, reprit mistress Hobbes, d’un jeune homme qui dédaigne les plaisirs et les succès de son âge pour se vouer au soulagement de toutes les infortunes ?

— Je pense qu’il est difficile de savoir le véritable mobile des actions d’un fou. Je pense que notre ami n’a qu’une seule passion, la manie des petites affaires, et que Betta, Susannette, le marchand de cure-dents, vous et moi, c’est tout un pour lui. Je n’oserais pas me vanter de l’emporter dans son cœur sur le conducteur du vélocifère ou l’aubergiste du Frioul.

— Ainsi, dit mistress Hobbes, malgré ce que vous venez de voir, vous ne lui témoignerez pas plus de considération qu’auparavant ?

— A quoi bon ? Il ne s’apercevrait de rien, et j’en serais pour mes frais de considération.

— Voilà bien la jeunesse ! murmura la gouvernante ; toutes les vertus du monde ne lui font pas oublier un ridicule.


III.

Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette très véritable histoire, de rappeler en deux mots au lecteur quel était alors l’état des esprits en Italie. Depuis l’avènement de Pie IX au trône de saint Pierre, l’agitation se répandait d’un bout à l’autre de la péninsule. Le pontife, en querelle avec la cour de Vienne, se laissait dire qu’il était un prince libéral, et Charles-Albert, voyant approcher l’occasion de se mettre une couronne sur la tête, se préparait à tirer l’épée. Tandis que des émeutes éclataient à Gênes, en Calabre, en Sicile, les populations de la Lombardie, comprimées par les garnisons allemandes, trouvaient cependant le moyen de s’agiter sans sortir de la légalité. Venise seule demeurait calme et semblait insouciante. On y évitait de parler des nouvelles apportées par les lettres particulières, et dont la gazette officielle atténuait la gravité. Le congrès des savans qui se réunissait à Venise cette année-là, et dont la première séance eut lieu le 13 septembre, absorbait l’attention de la bourgeoisie ; mais le sens politique de la population n’était qu’endormi : pour le réveiller, il ne fallait qu’un incident. Daniel Manin mit le feu aux poudres en transformant le congrès en club. Un homme aimé de tout le monde, le poète Tomaseo, lui prêta son concours. Leur arrestation fut décidée ; ils s’y attendaient, et cet acte arbitraire était même un épisode de la révolution sur lequel ils comptaient. Le tailleur Toffoli organisa des manifestations publiques. Aussitôt les officiers de la garnison cessèrent de se mon-