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l’attendre et à pleurer pendant huit ans, sans savoir s’il se bat en Pologne ou en Turquie, s’il a le mal du pays ou la fièvre, s’il reçoit des coups de bâton ou une balle de fusil dans le corps !… Un garçon de vingt ans et l’un des plus beaux hommes de Venise !

— Calme-toi, dit le seigneur Centoni.

— Non, je ne me calmerai pas, car maintenant voilà que mon frère ne veut pas partir. Il s’enfuira dans les montagnes et se fera peut-être fusiller comme un chien, à moins pourtant qu’il n’y ait du vrai dans la rumeur qui court parmi les ouvriers de la Mira.

— Que dit-on donc, demanda don Alvise, dans la fabrique de bougies stéariques ?

— On dit que Pie IX va excommunier les habits blancs, et que le tailleur Toffoli va rétablir la république et le doge.

— Les imbéciles ! s’écria Centoni. Il faudrait rappeler à Toffoli ce proverbe ancien : « tailleur, mêle-toi de faire des habits. » Et toi, Susannette, mêle-toi de faire de la dentelle comme une gentille et habile ouvrière que tu es. Laisse la politique, ce n’est pas ton métier. Je connais de bonnes gens et des cœurs généreux sous les uniformes blancs. Le général Zichy est du nombre. Il commande à Venise depuis plus de vingt ans et ne veut que du bien aux Vénitiens ; je lui parlerai. Surtout que ton frère ne s’avise pas de déserter. Je te promets qu’il sera envoyé à Vicence ou à Vérone, et que ta mère le reverra deux ou trois fois par an.

— Oh ! alors, s’écria la jeune fille en s’essuyant les yeux, du moment que votre seigneurie s’intéresse à nous, je suis tranquille. Je ne pleure plus, voilà qui est fini. Et quand dois-je venir la remercier ?

— Demain j’aurai des nouvelles à te donner. Va, Susannette, sois prudente, et ne dis pas de mal du bon gouvernement.

— Non, non, c’est du bien de votre seigneurie que je dirai, et si elle veut savoir où il y a un cœur qui l’aime, c’est là dedans, entendez-vous ? Là dedans bat un pauvre cœur qui vous aime.

La jeune fille se frappa la poitrine avec son éventail, fit deux petites révérences, et sortit en demandant pardon aux belles dames de les avoir dérangées. Elle n’était pas encore dans la rue quand la face épanouie de la servante Teresa parut entre les deux battans de la porte. — Que me veux-tu, toi ? lui dit Centoni. Tu vois bien que je suis occupé.

— La piccina, répondit la servante, la piccina qui désire vous parler.

— Fort bien, dit don Alvise, j’ai préparé son affaire. Remets-lui ce petit carton, elle y trouvera ce qu’il lui faut.

— Elle ne le prendra pas, répondit Teresa.

— Comment ! elle ne le prendra pas ?