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travail un nombre considérable de petits paquets semblables à des fuseaux, enveloppés de papier et rangés symétriquement. Elle demanda ce que c’était.

— N’avez-vous jamais vu, répondit don Alvise, un pauvre homme qui taille du matin au soir des cure-dents de bois sur le pont des Fuseri ? La dextérité de cet homme est vraiment extraordinaire. Ce matin, je me suis arrêté devant son éventaire, et je l’ai fait jaser. Il faut tailler bien des petits morceaux de bois pour gagner le nécessaire d’une famille ! Ce pauvre diable m’a intéressé. Bref, je lui ai acheté toute sa pacotille, et me voilà pourvu de cure-dents…

— Et d’un nouvel ami, interrompit miss Lovel en riant. Le marchand de cure-dents manquait sur votre liste.

— Riez, signorina, reprit don Alvise avec bonhomie. Moquez-vous de moi ; je ne me défendrai pas, trop heureux de voir un éclair de malice briller dans vos beaux yeux. En souvenir de ce moment de gaîté, daignez accepter un paquet de cure-dents. Vous aussi, bonne mistress Hobbes ; il faut m’aider à me défaire de ma marchandise.

Tandis que Centoni distribuait ses cure-dents, un coup de sonnette résonna dans l’antichambre. On entendit chuchoter deux voix de femmes ; la porte s’ouvrit brusquement, et l’on vit entrer une grande et belle fille du peuple nu-tête et bras nus, tenant un éventail en papier vert. — C’est toi, Susannette, lui dit don Alvise. Attends un peu, ma fille ; tu vois bien que je suis en compagnie.

Mais la jeune fille passa devant les dames en priant leurs seigneuries de l’excuser, et se mit à parler dans son dialecte avec une pétulance tout à fait vénitienne. — Je n’ai que vous au monde, dit-elle d’une voix émue et mélodieuse ; je n’ai que vous, cher sior Alvise, et un malheur, n’est-ce pas une affaire qui presse ? Ah ! je le savais bien que nos maîtres les habits blancs ne tiendraient pas leurs promesses. Quand ils sont venus prendre mon frère Matteo pour le faire soldat malgré lui, n’ont-ils pas dit à ma mère que son fils ne quitterait pas le pays, qu’on l’enverrait dans un régiment à Vicence ou tout au plus à Brescia ? Et ne m’ont-ils pas dit à moi-même que si le bon gouvernement a besoin de tant de soldats, c’est pour tenir dans l’obéissance les avocats, les bourgeois et les nobles de ces provinces lombardes, qui sont des mécontens et des rebelles ? Est-ce une chose honnête que de vouloir nous souffler des idées de haine pour nos patrons ? Comme si nous ne savions pas que l’Allemagne enlève aux riches de ces provinces leur argent et à nous notre sang ! Aujourd’hui mon frère Matteo reçoit sa feuille de route, et le dépôt de son régiment est à Klagenfurt. Est-ce pour tenir dans l’obéissance les nobles de Lombardie qu’on l’envoie de l’autre côté des neiges ? La belle vie que nous allons mener, ma mère et moi, à