Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/973

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

blin payait régulièrement une forte pension. Dans le voisinage demeurait une famille anglaise : le fils aîné du voisin eut le bonheur de plaire à miss Lovel ; il voulut l’épouser ; mais te jeune homme était protestant, et la différence des religions éleva des obstacles insurmontables. L’accord ne put s’établir qu’entre les deux amans. Au milieu des pourparlers, une lettre du banquier de Dublin fit savoir à miss Martha que le prochain trimestre de sa pension lui serait payé à Turin et les suivans dans toute autre ville d’Italie où il lui plairait de résider. Une dame de compagnie vint la chercher, il fallut partir. Le jeune voisin, au désespoir, voulut aussi quitter son pays et s’en alla chercher fortune dans le royaume de Hanovre, où il avait des protecteurs. Miss Lovel, docile aux volontés de son père, promena sa tristesse en Italie. La gouvernante, en lui témoignant un tendre intérêt, sut gagner sa confiance et son amitié. Ces dames, comme on l’a pu voir, vivaient ensemble en parfaite intelligence. Le séjour et les mœurs pittoresques de Venise leur plaisaient également à toutes deux. Centoni, admis dans leur intimité, jouissait du bonheur présent sans penser que ces relations agréables dussent jamais finir ; un mot de la gouvernante lui ouvrit les yeux. — Hélas ! lui dit un soir mistress Hobbes en lui versant une tasse de thé, cette situation ne peut pas durer ; le noble lord qui se dérobe aux embrassemens de sa fille n’a pas longtemps à vivre. Une maladie qu’il a contractée aux Indes peut l’enlever d’un instant à l’autre. Il a dû prendre les mesures nécessaires pour assurer l’avenir de son enfant. Martha se réveillera un de ces jours deux ou trois fois millionnaire.

— Je comprends, dit Centoni ; le premier usage qu’elle voudra faire de sa liberté sera de s’envoler dans ces pays du nord où je n’irai jamais.

— Pourquoi ne vous verrait-on pas quelque jour à Londres ? demanda mistress Hobbes.

Centoni baissa la tête et garda le silence. En sortant de l’hôtel Danieli ce soir-là, sa chère Venise lui apparut pour la première fois comme une prison entourée d’eau. Pilowitz, qui l’accompagnait, avait cru remarquer que ce garçon dont il se moquait en savait plus que lui sur la vie et les antécédens de miss Lovel. Persuadé qu’il obtiendrait sans peine des éclaircissemens, il entraîna Centoni au café Florian. Les précautions oratoires lui semblant superflues avec un tel homme, il formula nettement ses questions : — Quel peut être, dit-il, cet étrange caprice de notre amie de vivre ainsi dans l’isolement, à Venise, et d’y passer les plus belles années de sa jeunesse, quand elle pourrait jouir de sa fortune et de sa beauté dans une grande capitale ? Assurément ce n’est pas une aventurière, et l’on voit bien qu’elle ne voyage pas à la re-