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l’Hôtel-Royal pendant la seconda sera, c’est-à-dire de dix heures à minuit. Venise est la ville du monde où l’on sait le mieux jouir des plaisirs de l’habitude. Don Alvise ne manqua pas un seul jour au rendez-vous. Mistress Hobbes l’accablait de commissions que le bon jeune homme regardait comme autant d’insignes faveurs ; en remplissant avec zèle et intelligence ses fonctions de pourvoyeur ou d’économe, il eut bientôt conquis le titre d’ami. À la vérité, dans l’esprit de miss Martha, il n’en avait que le titre ; mais le cœur plus riche de mistress Hobbes lui fit goûter les douceurs d’une amitié pure de tout mélange. La vénérable gouvernante lui accorda une confiance sans bornes. Comme la très affligée Doloride, qui s’y reprit à plusieurs fois pour raconter au grand don Quichotte ses terribles aventures, mistress Hobbes remplit quelques soirées du lamentable récit de ses malheurs. Ce récit ne pouvait être complet sans qu’elle en vînt à parler de miss Martha. Dans ces momens, l’attention de l’auditeur se détournait de l’héroïne de l’histoire pour s’attacher au personnage secondaire. Il était curieux, le bon Centoni, et faisait volontiers la chasse aux secrets, mais sans malice, pour le seul plaisir de connaître les affaires de ses amis, et parce que tout problème demande une solution. D’ailleurs il n’abusait pas plus des informations qu’il recueillait que de ses découvertes sur les causes véritables de la pendaison de Memmo. Sa curiosité une fois éveillée par les demi-confidences de la gouvernante, il se mit à observer miss Martha. Il s’aperçut alors que cette belle personne avait souvent des accès de profonde rêverie. On eût dit qu’elle songeait à quelque roman commencé dans un jardin de la verte Irlande, et dont le dénoûment devait se trouver sous le toit d’un de ces cottages aux murs de briques, qui font naître dans l’imagination du passant les tableaux de la vie domestique et du bonheur tranquille. Le temps de son séjour en Italie n’était sans doute que l’entr’acte d’un drame sentimental. Lorsque don Alvise allait au palais Grimani retirer les lettres de ses deux amies, il en examinait les adresses et les timbres en se disant que c’était pour vérifier si l’employé de la poste restante ne se trompait pas. Quelques-unes de ces lettres venaient de Hanovre ; celles-là étaient reçues avec plus de plaisir que les autres. À force de rapprochemens entre ses observations particulières et les récits de la gouvernante, don Alvise finit par apprendre à bâtons rompus le roman de la belle Irlandaise.

Miss Martha Lovel était la fille naturelle d’un grand personnage du royaume-uni. Ce nom de Lovel était celui de sa mère, qu’elle n’avait jamais connue. Son père, obligé de la tenir éloignée de lui, la mit au couvent, où elle reçut une excellente éducation. Elle en sortit à vingt ans pour aller habiter une petite ville du comté de Limerick, chez d’honnêtes bourgeois catholiques, auxquels un banquier de Du-