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crut faire d’excellens marchés et se félicita beaucoup de l’entremise de Centoni. Celui-ci, ravi d’être utile, porta les emplettes et paquets sous son bras jusqu’à l’Hôtel-Royal, où ces dames l’invitèrent à monter pour y manger sa part d’un lunch. En offrant à son favori une tasse de café, mistress Hobbes lui demanda toute sorte de renseignemens et lui adressa cent questions dont elle inscrivit les réponses sur son agenda. Afin de l’obliger à revenir, elle lui donna des commissions, et miss Martha, entraînée par l’exemple, lui remit une lettre à jeter à la poste, après quoi les deux dames, par savoir-vivre, crurent devoir interroger don Alvise sur ses propres affaires. Il ne les entretint que de petits services à rendre à des femmes, à des jeunes filles, à des enfans. La grande affaire du moment était le mariage d’une de ses cousines, pour lequel il avait promis de composer un épithalame.

Pendant ce discours, que mistress Hobbes suivait avec un intérêt extrême, miss Martha observait les yeux brillans, la physionomie mobile de son interlocuteur, et se demandait tout bas à quoi ce jeune homme était bon, si la malheureuse Italie pouvait regretter qu’il ne mît pas à son service l’activité qu’il éparpillait avec tant de passion sur des objets futiles. Elle ne voyait point d’éminente qualité sous cet épiderme transparent. Enfin elle sentit arriver sur ses lèvres ce mot injuste et cruel que les heureux de ce monde répétaient en ce temps-là pour se dispenser de la pitié : « Les Italiens méritent leur sort ! » Cependant miss Martha ne pouvait s’empêcher de remarquer avec étonnement que Centoni ne parlait point de lui, à moins qu’on ne l’interrogeât, et de prendre aux riens qu’il débitait un certain intérêt.

Dans une ville de caquetages et de médisances, il n’était pas prudent de n’avoir qu’un ami ; les assiduités du capitaine Pilowitz devenaient compromettantes ; on pouvait sans danger recevoir Centoni, qui de sa vie n’avait médit de personne. Miss Martha lui fit promettre de venir s’asseoir près d’elle sur la place Saint-Marc à l’heure du concert. Il vint en effet le lendemain et les jours suivans retenir des chaises à proximité de l’orchestre. À Venise, toute jolie femme doit avoir son petit cortège pour être considérée. Centoni obtint la permission de présenter deux de ses amis à miss Martha ; l’un était le commandeur Fiorelli, vieillard original travaillé par l’innocente manie de faire des collections d’insectes, l’autre l’abbé Gherbini, homme d’une piété tolérante et de mœurs faciles, comme beaucoup de prêtres italiens. Ainsi entourée de gens respectables par leur âge ou leur caractère, miss Martha, suffisamment à l’abri des méchans propos, refusa d’étendre plus loin le cercle de ses connaissances. Pour mêler les usages de son pays à ceux de Venise, elle invita sa petite cour à venir prendre le thé à